dimanche 2 juin 2013

Raide maigre





J’essaie, lorsque les sorties mondaines ne prennent mes après-midis, d’aller sur la plage quotidiennement, y marcher, m’y étendre et lire en y mangeant généralement mon premier repas de la journée. Oui, je me réveille à 5 heure et je mange dans l’après-midi. C’est le régime morbide dont j’ai parlé dans un autre papier, que dis-je un autre document ou une autre entrée. J’ai un très joli petit bikini, mais en ai eu un plus petit à mes 25 ans fleuri, autour duquel je me badigeonne pour ne pas être une noiraude comme la bergère que les gardiens de Jérusalem battent lorsqu’elle se rue dehors, découverte, pour rejoindre son amoureux. Or, malgré les crèmes, ça ne saurait tarder, car mon astre préféré prenant peu de repos avant de me refaire langoureusement l’amour, me recuire pour m’attendrir, me faire délicieuse, bien qu’il m’éclaire, simultanément me noircit. N’empêche, ne porter que ces petites culottes et cette petite brassière suffit peut-être à faire croire aux garçons qui passent, jeunes et vieux, mais surtout jeunes, que je suis bel et bien une fille de mauvaise vie. Que voulez-vous, j’ai tellement vu de femmes le cul dans le sable, le voile sur la tête, les bas de nylon dans les chaussures, les manches longues rejoignant parfois les gants, faisant que seule la peau des joues est exposée maux regards et, connaissant la rhétorique des islamistes ou l’origine même de cette supposée injonction proposée à La Mecque, Las Vegas du temps jadis où les prostitués frayaient allègrement aux côtés des marchands qui venaient y faire tous types de commerce, que j’entends presque les imams dire que oui, presque nue dans un espace public, une femme ne peut être qu’une pute ou une occidentale, ce qui revient au même grâce à cet amalgame également créé par la cinématographie hollywoodienne ou par le seul fait que cet musulman inconnu ait couché avec une telle femme ne daignant pas conserver sa virginité pour les liens sacrés du mariage, pour l’unique et surtout pour ne pas être répudiée. Seule sur le sable, les pieds dans l’eau (Roch Voisine sort de ce corps!), je me laisse prendre par le fidèle amant et, au passage, dans les filets que sont les cils frétillants des garçons qui me découvrent bien découverte et fantasment à plus soif. Sirène échouée depuis des lustres, dont la queue s’est heureusement mutée en jambes par un pacte conclu avec une fée puisque mon amour fou pour un mortel bipède m’a mené à ce choix fatidique. Je le voulais entre mes jambes, il fallait donc me fendre jusque sous le nombril sans néanmoins perdre complètement cette odeur océane. À ces relents de ma vie sous-marine s’ajoute la perle qui me fait jouir quand elle tournoie dans son écrin. Presque nue, la peau d’or, quelqu’un qui n’a rien vu s’en régale, bien que je sois raide maigre et que ma face se cache derrière L’homme sans qualité grand ouvert à hauteur des yeux. C’est donc le phénomène inverse de ce que j’ai décrit précédemment qui a lieu sur cette plage. Les yeux masculins ont le loisir de se promener à la surface de tout mon corps, d’imaginer avec facilité ce qui disparaît au niveau des seins et du sexe, sans voir la peau de mes joues! 
 
            Avant hier matin, le ciel charroyant des kilomètres de nuages, je me suis assise face aux vagues se gonflant démesurément pour mieux s’abattre avec fracas à la fin de leur course et plongeais dans le sublime album de Karen Young, Canticum Canticorum, Shir Hashirim en hébreu ou le Cantiques des cantiques pouvant être  également traduit Chant des chants, car le plus beau. Cet échange amoureux, ce poème sur l’union de l’homme et de la femme, sur ce qui ne peut s’éveiller sans son bon vouloir me sort du corps sans retenue. Les notes fusent, m’élèvent dans ce paysage et, seule sur le sable les yeux dans l’eau, car il est à peine 7 heure, je suis terriblement heureuse. Je vois à l’horizon un homme qui pèche assis dans son 4x4 et sais qu’il ne m’entend pas. Pourquoi me censurer? Je connais les paroles, je ne fausse pas et j’en retire un plaisir si doux que ce serait bête de s’en priver. Ce matin-là, toutefois, puisque le ciel est bas et menaçant, que le vent qui se lève généralement quand le soleil est au zénith sur le Québec est alors bien présent, aussi violent qu’au couchant quand je grelotte sur le balcon, enragée d’étoiles et de rayons de lune sur la mer, je gèle. J’ai gardé mes vêtements et me suis même enveloppée de ma serviette et me balance comme une autiste ou un pieux au Mur des lamentations avec sa Torah dans la face. Je me berce comme lorsque je lis sans appui, je dance sur mes deux fesses. I will seek him, the love of my soul. Rise now! I will look for him. He’s the love of my soul. Je chante et je pleure, la peau des joues couvertes de la même eau salée que j’ai aux pieds. Toutes ces pièces musicales me jettent dans cet état depuis leur première audition, jusqu’au spectacle qui me vit à la toute fin parfaitement ruisselante, baignée de ce que j’aime le plus au monde, un état spirituel où je n’existe plus car les fruits de l’amour et de l’arbre défendu, oui, les fruits de la connaissance qui rendent manifeste l’expression de si jolies pensées, sont disponibles, sont de saison. There is a smoke breathing of myrrhe and flesh. Behold the sons of Salomon. Le menton relevé pour que ça sorte, la tête vers les hauteurs, je garde un œil sur ce que pousse le vent, je cherche l’éclaircie. Ce n’est pas encore l’été en Tunisie et l’absence de mon bien-aimé modifie toute appréhension du climat. Son absence me fait sentir mes os, le peu de chair qui pourrait me protéger contre les affres des ombres. Puis, je réalise qu’un quidam est perché sur la butte d’où il m’épie et m’entend probablement. Il ne quitte son poste bien que je l’ai aperçu, il reste là comme une charogne qui attend les derniers sursauts de la bête famélique qui rend l’âme en remuant nerveusement les jambes, d’anodins réflexes nerveux, rien n’indiquant que l’existence va se prolonger. Je pense qu’en plus des cheveux et des épidermes des femelles, dans les discours de certains imams leur voix est un envoutement dangereux et peut faire perdre la tête à celui qui ne l’a pas bien attachée à son corps ou trop strictement attachée aux pulsions et affects qui l’agitent. O daughters of Jérusalem. Il ne faudra donc pas suivre le fil qui fend ainsi l’air ou se mêle aux tambours de l’océan, se rabattre les oreilles pour éviter ses do, la, fa et sol qui s’agencent en ribambelle, ronde joyeuse rappelant la douceur de la jouissance émise du fond de cette caisse de résonnance. Mes ha et mes ô, mes sous ta langue, du miel et du lait, que l’odeur de ton haleine est comme celle des pommes, mes tu me ravis le cœur, sont peut-être compris, pris pour lui n’entendant jamais de chants d’amour, tes yeux comme des vasques en Heshbôn. Ah, qu’elles sont belles tes caresses ne s’adressent pas à lui, mais pauvre d’amour, il quémande, comme tous et chacun, cette sublime affaire et récolte donc ce chant. Je continue donc jusqu’à la fin, m’étant jurer de me rendre à la fin bien que de glace soient mes mains. Ma patience ou mon entêtement paiera, puisqu’au final, mon chéri frappe et je me dévêts légèrement. Sa patience ou son entêtement le paie donc lui aussi, cet homme en beige qui me toise, car une heure plus tard, il est toujours là, revenu à sa station initiale après être descendu sur la plage à quelques mètres de moi, puis s’être placé directement au-dessus de l’endroit où je me tiens. Raide maigre, je vous dis, car frugal est la diète, mais peut-être parce que je suis sans cesse dévorée des yeux. Il y a cet homme en beige, mais il y a le jeune au café qui insiste pour me serrer la main dès que je passe sur la rue, qui accoure dehors pour mettre sa paume à ma paume, et veut absolument faire la conversation quand je vais m’y asseoir pour écrire en buvant un thé à la menthe. Il y a ceux qui m’accostent dans la rue, dans le train, dans l’autobus, au magasin. Il y  a ceux qui ne disent rien, mais dont les pupilles crient ou qui me montrent leur pouce relevé, tout sourire, et ceux qui osent m’adresser le bonjour et les questions d’usage. « France? » Voilà un mois que je suis en Tunisie et contre toutes les prédictions, je suis écœurée. Pas d’être en ces éblouissants sites, de déambuler dans les médinas aux murs lambrissés, pas d’écrire pendant des heures au soleil en me levant, pas de manger de la salade méchouia quotidiennement, mais d’être une cible. Moi, la fille avec les baguettes en l’air qui déplore infiniment la timidité des Québécois, leur petite mort réalisée devant leurs écrans, la distance qu’ils feignent d’avoir installés entre leur tête et leur queue alors qu’un film porno se tourne ou se déroule constamment à l’arrière de leur crâne, garni ou dégarni, petite musique d’ambiance de leur esprit. I am asleep, but my soul’s awake. I open to  my beloved, o daughters of Jerusalem. But my beloved, he was gone, o sons of David. I call him back, he answers not, o daughters of Jerusalem. Oui, moi qui se convainc de n’être pas belle, pas désirable, invisible même, puisque le regard des hommes passe presqu’aussi vite que celui des chiens et qu’ils ne me disent rien. Oui, moi qui crois que je suis sans intérêt, que mon corps est une tare, que mes cheveux gris sont un repoussoir, mes lunettes, un aveu de passe-temps solitaires inquiétants. Ici, après seulement un mois, je n’en peux plus de me faire rappeler le contraire. Tell him I’m sick with love. C’est donc pourquoi les Québécois s’emmurent dans leur silence sauf quand l’alcool coule à flot ou que la poudre s’infiltre dans leur appendice nasal. C’est que ça écœure. Un, c’est bien. Deux, c’est charmant. Trois, c’est flatteur. Quatre, cinq, six, dix, vingt, c’est lourd. Ainsi, un se tait et les autres suivent, parce que si un commence et lance ainsi le signal et que tous suivent, c’est l’horreur. C’est donc pour moi le retour au conte de fées où la protagoniste a vraiment besoin d’être délivrée par UN prince de tous les autres truands qui courent les chemins. Et je me prends à rêver qu’il arrive et me libère de ces regards, de ces « salam » et de ces « France » de merde, ces interrogations sur mon mari, mes enfants et même mon orientation sexuelle. Attablée à une terrasse de Sousse, j’ai pu me départir d’un insistant en regardant longuement une belle femme, ce qu’il interprété comme une homosexualité pas latente du tout. Une solution toute faite donc, leur dire que je suis lesbienne. Il me semble que je suis crédible, tellement crédible que c’est, me semble-t-il, la raison pour laquelle les Québécois restent froids devant moi. Tête de lesbienne et mains de castratrice. 100% frustrée comme disait l’autre se drapant dans son indignation, lui possédant la colère, moi étant dépossédée par l’hystérie. Non mais, le conte de fées ne fini pas sur les hétéronormatives paroles ils vécurent heureux et eurent plusieurs enfants. Il repart sans cesse, propulsé par ces lancinantes paroles, mais je préfère m’en tenir au passage où le baiser se dépose et la belle s’éveille, non pas d’une inconscience que les douces lèvres du beau lui enlève, croyance crasse qui perdure même chez certains universitaires qui pensent devoir offrir leurs sermons ou leurs interprétations à leurs collègues universitaires qui ne peuvent saisir toute l’ampleur de ce qu’eux ont compris. J’aime ce passage et ce baise, car la belle enfin s’éveille du cauchemar de la disponibilité aux autres hommes. Certes, le prince, s’il ouvre les portes de ce donjon, n’a pas toujours à venir à bout du dragon, soit les bouches enflammées des autres qui veulent aussi déposer des baisers. Mais soudain, cet animal fourchu voit l’épée du prince aux côtés de la belle et se tient à distance. Au pire, sans prince et sans ces baisers, il faudrait que la belle porte les armes, mais je redoute que même ça ne suffirait pas  clamer les ardeurs de la bête chtonienne. O my beloved is radiant, all fresh and rudy, distinguished among ten thousands, his head is the finest gold, his eyes are like doves besides springs of water. Such is my beloved, such is my friend. His cheeks are like bed of spices yielding up fragrances, his slips are lilies distilling liquid myrrhe, his arms are golden set with jewels. His appearance is like Lebanon, choice as the ceders, his speech is most sweet, and his all together. O this is my lover, this is my friend, this is my beloved. Les hommes sont là, mais en ces pays où les belles se font rares ou rarement armées, un prince ne ferait pas de tort. 

            Puis, hier, le même manège. Or, cette fois, Galarneau est haut, il est tard et je peux me tourner sur moi-même dans mon joli petit bikini pendant des heures accompagné d’un prince invisible, Robert dont les mots me tuent. Je lis ce livre sans crayon, pour faire changement, et regrette amèrement. Je devrai y revenir, car trop d’envolées méritent le soulignement, valent d’être soulignées. Hier seulement, repliant la page pour illustrer ce que j’avance, je retrouve le passage parmi cette panoplie de phrases toutes aussi extraordinairement tissées : « […] c’était aussi excitant que lorsqu’un bien-aimé pénètre soudainement de tout son être si profondément dans la bien-aimée que l’obscurité tombe sur les yeux et que derrière les rideaux fermé de la peau la lumière s’allume » !!!! Non mais, on est loin du mongol à batterie qui reste assis des heures durant à ne regarder qu’une pauvre femme bronzant et lisant. Homme sans qualité, mon cul! Vous m’en trouver un qui brode des ciselures pareilles et c’est clair que la lumière va s’allumer et derrière et dessus la peau! Or, je dois le dire, avec le temps ou depuis le temps que j’ai bambocher dans ces contrées, le désir s’est déplacé. Autrefois, j’aurais peut-être tenté de tâter de cet hurluberlu, je l’aurais trouvé beau, juste d’être de ce type. Or, je ne les trouve plus beau. Rarement. Les plus jolis garçons sur lesquels ont buté mes yeux jusqu’à s’affaler bien aussi longuement que ceux qui me mangent déjà tout le corps avec ces ouvertures avaient tous à peine 16 ans. Faut croire que ça se gâte vite. Le ventre, la calvitie, ces superbes attributs masculins surgissent ici dès la jeune vingtaine. Ils se marient et vieillissent avant l’heure. Ces bellâtres sont des donc, qui pourraient être les miens et pour lesquels je ne rechignerais à parfaire l’éducation, dont un mignon, en particulier, dans une voiture de louage.

            Le teint comme la surface uniforme d’une crème brûlée, une juvénile barbe bleutée cerclant la pulpe rougeoyante de ses lèvres cerclant à leur tour le troupeau blanc qui se voit lorsque cette chair savamment pulpeuse retrousse de rire. La pâleur bleue de ses iris complète le tableau qu’est ce visage que je ne tuerais point, mais que je voudrais bien voir mourir en mes bras. Il est délicieux, il pourrait faire partie de cette catégorie d’intouchables, car ce qu’il a est un don qu’il faut apprendre à utiliser bien autant que des talents de télékinésie. Or, il est beau et il le sait et ce savoir le rend imbuvable, infect, même à distance d’un banc dans cette voiture qui file à toute allure vers le sud. Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, un sceau sur ton corps, comme l’amour est fort, comme la mort. L’amour est fort comme la mort. Ainsi, avec le temps ou les expériences peu ou prou concluantes, la beauté se déplace, se mute et n’est pas qu’à ces primes éblouissements. Ils sont de courte durée. C’est de la graine de Monsanto, car ça meurt suivant la première moisson. Éphémère bruissement, c’est aux mots que perdure le charme, mais ce que j’entends est bien loin de tous les sortilèges et philtres d’amour rêvés. Allongée sur le sable, je me pâme mille fois devant l’aphonie tonitruante de Musil, les mots silencieux sur lequel je glisse éperdue d’amour, affaiblie par sa maîtrise, communion réussie avec la beauté, fiançailles éternelles, émoi qui ne vieillit pas, mais croit avec l’usage. Ainsi, totalement vulnérable et prête à me faire chanter la pomme, celui qui osa hier fait ombrage à cette relation amoureuse que je m’évertue de reprendre pour sentir une pluralité de frissons. Debout devant moi, il m’accoste avec cet autre usage déjà pas mal usé. Il faudra faire un effort, mes gaillards, mon esprit vogue sur un énorme yacht dont le capitaine est peut-être mort, mais qui me stimule comme nul autre pareil et m’amène, sans détours, dans le plaisir. Avec toi, avec ton salam et ton France, je ne vais pas loin et sèchement, je le rabroue. C’est qu’il me dérange, même si j’ai l’air de ne rien faire ainsi étendue avec un bouquin en main. Pourtant, ce n’est pas un paravent ou un parasol. C’est aussi bien qu’un billet d’avion et s’il pense que je suis là, c’est fort dommage, car je ne suis pas là. Je suis à Vienne avec Ulrich et Diotime, avec Rachel et Soliman et je n’en ai que faire de son sourire tavelé de tâches de tabac et ses yeux de biche. Il a l’air gentil et comprend vite, au moins. Mon sourire est celui du mépris et du mécontentement. Il tient toutefois à me dire que je suis belle. Belle avec mes os sur la peau, mes maigres courbes, mon corps d’actrice décharnée par les becs et les ongles des hommes, par le yaourt et la pomme comme déjeuner et par la suite des choses, le cours normal sur lequel je reviendrai sous peu. J’ajoute qu’il va asseoir ses vingt ans à quelques mètres et se prélasse dans la même activité que son semblable du jour d’avant. Il ne regarde pas la mer, il n’observe pas les fourmis ou le vol des oiseaux, il me toise infiniment. Que voulez-vous, je suis belle. Dans mon esprit, encore troublé par sa venue, je suis néanmoins habitée par l’écriture de celui qui rivalisait avec l’auteur de Mort à Venise où je me sens parfois, lorsque happée par les jeunes adolescents, mais aussi par l’idée que je ne suis pas belle, mais surtout presque nue, tout simplement, et que ceci suffit à me remplir de beauté. Non pas qu’entourée de beautés, j’aie été contaminée, c’est que ma peau est là, sans obstacles, prête au toucher. En lecture et vagues réflexions, je me retourne et aperçois encore sur la colline le même homme en beige. À gauche, à droite, ils ne se gênent pas et lisent sur mon épaule une histoire que je devine, peut-être jaloux du mec qui n’a pas rencontré le succès de Thomas Mann de son vivant et avec qui je passe le temps, avec qui je passe dans un autre temps. Puis, je bénis les bactéries tunisiennes, l’Activia, ici bien plus actif que dans notre grand pays, contient des monstres qui sont tels parce que d’une espèce méconnaissable. Le monde microscopique me ramène aux ordres des choses primaires, c’est peut-être le yaourt, c’est peut-être l’eau. Je en sais ce que je mange et/ou bois qui assure avec régularité mon transit, le transit de ce qui se la coule douce en mes extrémités. La peau de mes lèvres, la peau de mon anus, toutes deux sentant mêmement ou presque les aliments. Calisse, c’est à croire que j’ai un parasite qui me tord, me vide et me visse sur place quand enfin je trouve la bonne place. Je dois donc rentrer et fuir ses quatre œil, mauvais ou bons, qui m’arrachent mes restes de vêtements et m’arracher à ces maux de ventre, trouver la place pour l’apaisement.
           
            En route, le pâtre noiraud et les biquettes que je croise dorénavant presque chaque jour et pour qui je fais des « billibilibilibili » (les biquettes) et qui me fait des « salam » (le pâtre). Lui et moi avons un chapeau de paille similaire, les rebords du sien sont plus larges et il l’enfonce sur un bout de tissu faisant qu’il ne s’envole pas malgré les énormes bourrasques qui charrient des nuages, longilignes, ventrus, immaculés ou passant au gris parce que remplis des cours d’eaux occidentaux qui se déversent violemment sur nos têtes quand l’avant dernier appel à la prière retenti. Mon chapeau vient de Cuba, le sien de Hergla. Sinon, ce berger que je croise a une vingtaine de ces animaux aux yeux hagards et niais, aux pattes frêles et aux pelages variés, probablement comme leur animalité pur ne pas dire personnalité. Certaines de ces aninalités, pour faire une utile contraction, demandent plus d’attention du chien qui peut, lorsque, dociles et suivants une aînée qui accoure en direction d’une tache verte sur le versant d’une colline aux limites de la mer,  aller courir en fou sur le sable ou simplement s’étendre pour bronzer. Or, ce chien doit parfois japper derrière celles frappées d’un éclair de rébellion, d’esprit individuel et les ramener dans le troupeau. Parfois, le chien ne remue et le pâtre surgit de sa pause cigarette, agite son long bâton pour réunir son trésor. Elles bêlent et je les imitent comme une enfant, le pâtre sourit, il doit me trouver ridicule, lui qui ne bronche pas et, impavide, leur jette des regards strictement de surveillance. Pleine de joie dès que je pose les yeux sur le troupeau, oui, je dois ressembler à une urbaine finie en quête d’exotisme dont la pupille rutile à la vue de bestiaux qui autrement sont étendus, dépecés, sur l’étal des bouchers. Il ne peut pas savoir que je lui volerais son travail, presqu’un non-travail, qu’à l’aube de mes doux seize ans j’hésitais entre le théâtre et la bergerie. Sincèrement, vingt ans plus tard, je constate avec un certain dépit que ce n’est ni un ni l’autre et que c’est simultanément tellement l’un et l’autre. Je demeure fascinée par le peu d’herbe à manger sur les dénivellations rocailleuses et sèches de la rive. Il en est ainsi aussi un peu plus à l’intérieur des terres où se tortillent les oliviers qui boivent de peine et de misère et laissent peu d’opportunité à l’herbe d’une part, de pousser, et d’autre part, lorsqu’elle y arrive, à devenir grasse et tendre. Les 1000 sacs plastiques et autres détritus qui tavèlent le paysage et que les chèvres mettent dans leur bouche, mâchouillent et recrachent, comme les poules, les chats, les tortues qui vivotent sur tous les recoins de cet étrange village, brillent au loin quand nous revenons à vive allure de Sousse, pendus aux arbres tous couchés vers la gauche par la force implacable du vent redondant. Parsemant les abords de la baie scintillante, ces sacs transparents ressemblent à des gouttes ou des capteurs de lumière, ils sont partout et pas plus le pâtre que les mecs qui glandent à longueur et largeur de jour ne pensent à les décrocher de leur épines, à dé-décorer ces arbres  une fois la fête finie. J’ai aujourd’hui constaté, en marchant dans la médina de Monastir, que sur les sacs plastiques du Monoprix, dont un jonchait sur le sol, s’écrit en lettres vertes le message environnemental, disant à peu près : « multiples usages pour le paysage » ou une formule poétique du reduce and reuse. Outre que les chèvres broutes autant de plastique que d’herbe, je demeure également fascinée par le renflement qu’ont certaines d’entre elles au cul. J’ai le mot de cette partie sur le bout de la langue et remercie le ciel, particulièrement en ce moment, que les mots et les choses ne soient du même acabits et que je n’ai cette affaire molle sur la langue. Un cloi-quelque-chose, ma mère me répondrait.

            Raide maigre donc par une tout aussi maigre diète, mais surtout parce que tout ce qui entre ressort fougueusement. Ma propension scatophile n’est pas restée à Montréal et voici venu le moment de parler de merde, comme il me plait tant. De manière fulgurante, elle rappelle la force des mécanismes inhérents de la vie, le monde comme volonté. Ah oui, tiens parler de Schopenhauer et de ces petites disparitions de soi, de ce qui fut un phénomène ou chose en soi et qui se fait ici représentation. Non, cette digression ne se fera pas, je demeure à mes boyaux pour dire qu’ils ne gardent rien et participent de cette maigreur, faisant que j’ignore qui me moule le squelette du regard affamé des hommes, des repas espacés ou de ces visites fréquentes qui m’agitent brutalement, me laissant affaiblie aux bords du bain après le combat. Que dis-je, il n’y a pas échange de coups, je suis une pauvre poche sur lequel on frappe ou à l’intérieur de laquelle se démènent avec l’énergie du désespoir un singe, un chien et un aspic. Ce n’est pas gai et ce n’est pas solide, comme si je ne pouvais que me liquéfier alors que je me vois ossifiée. Serait-ce la moelle, la substantifique ? Vide, je pars au village. En reviens, mange des chips, les premières vraies patates en sac que je trouve, exportées d’Arabie saoudite et certifiée halal, car les agents de conservation qu’elles contiennent m’aident à me  conserver et me contenir et les agents de la rectitude religieuse veille au grain, pas de flocon de pommes de terre, donc, la bonne vieille tranche de tubercule. C’est, étonnamment, un de ces rares aliments que mon corps semble reconnaître et avec lequel il accepte de faire corps, justement. La main dans le sac, je lis le Cantique des cantiques, je vois les biquettes et le pâtre noiraud, l’amour qui dort encore, les lys et les cyprès, les gâteaux de raisins et celui qui monte du désert comme en une colonne de fumée vaporisée de myrrhe et d’encens, de toute poudre d’importation. Ainsi, je me réconcilie avec tous les garçons. Par l’amour d’un seul, je pourrais oublier les désagréments de ces désamours d’aujourd’hui et d’antan. Je cherche celui que j’aime.

pourquoi anastasier



Ceci, cette écriture, ne peut se nommer carnet de voyage, courrier du Levant, mémoires tunisiennes et j’en passe. Ce ne serait pas les mots justes. Un peu plus de quarante jours à Hergla est plus proche du stationnement au désert du prophète aux pieds nus que des allers et venues des autobus nolisés ou vacanciers pourchassant les sites classés quatre étoiles dans leurs guides. Un peu plus de quarante jours de désœuvrement pour me mettre à l’ouvrage, m’ouvrir l’âge, m’y remettre, car je suis déjà venue ici, à ce temps comme un livre qu’on tire ou pousse dans la bibliothèque pour que ce pan de mur pivote sur son axe et introduise à la pièce cachée. Ce ne sont des voiles sur la conscience qui empêche de retrouver l’emplacement du bon livre, celui qui actionne le mécanisme, ce ne sont pas la panoplie de bouquins voisins aux apparences confondantes, ce n’est donc pas un manque d’intelligence qui perce toujours une issue pour Proust. Ce qui tient le mur en place, c’est l’indisponibilité ou l’irresponsabilité. Pas celle de la Tunisie ou d’Hergla même, toujours aux côtés de ce plateau d’argent, présents, disponibles, dits prenables, la mienne qui ne se permet de répondre : « me voici », de s’abandonner à sa lancinante obligation. Je voulais être écrivaine et entre mes quatre murs, je ne le suis. Il me faut défoncer mon antre et errante ne savoir trouver refuge que dans la page blanche aussitôt noircie. Se rabattre pour faire changement au mouvement des doigts, réduire l’ampleur des bras et faire taire les cliquetis des batailles, remporter, momentanément, cette guerre. Or, si cette écriture était le florilège des hauts et bas faits d’un voyage, ce ne serait que les passages où je cours, comme les rares essaims de touristes, pour rejoindre Dougga, El Jem, Kairouan et peut-être Tozeur. À Hergla, ce n’est pas le mouvement dans les rues qui compte, ce qui se conte ce sont les vacances de ce mouvement, justement. Pourtant, il n’y a peu ou prou de repos. Dès cinq heure désormais, mon corps s’étire dans les premières lueurs, souvent roses. Les oiseaux me tirent hors du lit. Meilleur réveille-matin qui soit, je le jure. Le ciel bleu envahi par cette visite, colonisé, sans offrir de consentement ni de résistance à ce rouge délavé de blanc, comme la robe de la belle au bois dormant s’irisant suite aux désaccords des fées marraines, m’asperge. Le ciel à l’aube porte cette tenue mordorée libérée des diktats de la mode dans lesquels la création ne s’enfarge pas, car elle est toujours d’une beauté à faire pâlir, à jour. D’ailleurs, si parfois le reste est bien fade, peut-être en raison de voiles grisâtres qui recouvrent la conscience, c’est que derrière le mur de brique ayant tourné sur lui-même, le spectre est saturé. Pas de demi-mesure, pas de moitié, l’affaire nue qui fait plisser les yeux, l’affaire crue qui demande mastication lente et longue. « Parfois, je fais de la glace, c’est excellent pour la digestion. Ah! si vous aviez à digérer, que vous aimeriez ma glace » écrivait Nietzsche, aphorisme que je n’ai jamais pu oublier. Ce n’est toutefois que maintenant que je comprends l’importance de la mastication, l’admiration des ruminants, le rôle de la vache dans Zarathoustra. Et, je voudrais, moi aussi, par analogie, posséder quatre estomacs et produire massivement du lait où pourraient boire les veaux et les enfants, du lait qui aboie, dont les jets percent l’air et marquent des rouleaux de cuir pour que les veaux de ces veaux, les enfants de ses enfants puissent y boire aussi dans cent ans. Je comprends le rapport tenu entre la glace et la digestion, revoyant ma mère en manger à la cuillère, que dis-je, à la pelle, pour éteindre le feu qui la consumait en dedans. Je sais maintenant, mais me demande pourtant ce qui arriverait si cette glace plutôt m’inondait, si par l’eau au dessus de zéro, l’érosion des pierres que j’ai sur le cœur plus qu’au rein ne viendrait pas plus doucement, causant moins de dommages ou de douleurs. Je rumine avec ma tête, ma cœur, ma bouche, mes mains, quatre estomacs qui digèrent les neiges de tant de faits divers, broient grâce à leur suc gastrique spécifique l’herbe, la luxuriante végétation de tant de champs lexicaux. Je mâche, tranquille au soleil et le mot juste pour dire l’envers du décor livresque, les vacances d’un quotidien emmurant hors de soi, ne surgit pas. Oui, l’espace hors de moi est vacant de moi. Mes amours montréalaises vivent, les festivals se succèdent, chacun dort, mange et le reste et je ne suis pas là pour boire un verre, casser la croûte, marcher, m’asseoir, parler et écouter. Je ne suis même pas sur la toile qui me semble bel et bien nommée, parce que plus épaisse que maints voiles les uns derrière les autres disposés pour bloquer la vue, voler le temps. Le mot pourrait être maison, parce que je suis économe de ce qui ne l’est pas, pas la maison ou pas moi, parce que j’ai traversé le seuil pour me retrouver en dedans, pas en voyage. Pas hors de moi, parce que pas assez d’autres pour m’en tirer. Le mot pourrait être puits, parce que je ne suis peut-être pas rentrée, encore à palabrer dans le potager, comme une vache qui quitte le troupeau absorbée dans la dégustation d’une sublime touffe, un délice naturel, un verdoyant bouquet des grains échappés du sac du semeur, la minuscule moisson de la culture non planifiée. Pendant ce temps, la mer brille et rugit, ce pourquoi le mot pourrait être mer ou mère, parce que ma mère bat son plein ou son vide sur cette surface moutonnante, il pourrait même s’écrire mammaire, parce que tout ce que j’absorbe devrait se transformer en lait, rêvant, fleur bleue que je suis, que ça puisse même devenir crème. Je ne sais pas encore, mais le mot ce n’est pas carnets, pas cartes, pas encore très solide. C’est peut-être bien vraiment la prime intuition souvent exacte parce que sortie du début de journée, non phagocyté par l’écume, en direct des au-delàs, des eaux de la nuit qui s’évaporent lorsque vint seulement sept heure tapant déjà fort où je m’assois, rosée encore accrochée à chaque brin de mes yeux et qui filtre les impuretés du langage. Il me semble que le mot le plus juste, c’est encore anastasier.

Se lever. Re-susciter le dépliement, le déroulement, le déploiement de tous ces petits bouts d’idées pris en pain. Se lever et  allumer le feu pour cuire ce blé meurtri sous la meule mêlé à cette eau miraculeusement offerte, ce sel qui stimule les papilles et sert à garder cette eau en notre seul véritable bien meuble, le corps qui après avoir gonflé sous le tissu humide se lève, charnu et sous peu doré et croquant, la mie encore chaude, le moelleux ayant gardé toute la chaleur grâce à cette peau durcie après tant d’instants alanguie sur la plage. Anastasia est le mot qui brille en lettres dans un texte que je tiens à cœur, qui me tient le cœur, mot d’une grande efficacité symbolique, mot performatif qui provoque parfois chez le lecteur et la lactrice, (du moins, moi, en tant que lectrice qui doit transformer ses lettres en breuvage nourrissant) cette impulsion. Que le verbe se fasse chair, voilà deux mille ans qu’on le répète, mais avions-nous bien saisi que le langage devait être action, qu’il possédait en son écrin le moteur à propulsion, l’arc bandée de fureur, la réplique cinglante, toutes nos activités en germe comme une femme à au ventre tous ses œufs à la naissance? Anastasia est l’expression grecque qui condense ce qu’on trouve éparpillé dans le premier testament, héritage incroyable qui pourtant, depuis, fructifie, comme quoi ce qui n’est pas assimilable facilement ne se fait pas nécessairement picorer à la surface de la terre pour disparaître dans le gosier d’un volatile et réapparaitre en fiente blanche à des kilomètres, méconnaissable. S’il n’y a pas de croyances sans idées qui voyagent, il me semble que c’est autrement que l’anastasie à pris son envol. Pas par la pollinisation non plus, pas par le coureur qui transporte le message jusqu’à Marathon, c’est trop tôt pour parler de ce phénomène. Donc, l’expression hébraïque que traduit se mot n’est pas singulière. Les chercheurs se creusent les méninges, ratissent le texte, parfois osent même le retisser pour arriver à leurs fins et briller dans le firmament académique, mais on ne le fait pas longuement, les lueurs sont celles des cicatrices d’une mort assurée, passée. On ne refait pas la Bible. Bien qu’on puisse la traduire et la triturer pour en extraire tout son suc, ce suc se régénère, ses sens, à la limite, se multiplient dès qu’on appuie sur une inflexion, qu’on trouve un fragment dans une grotte, qu’on ajoute un texte à ces textes, mais sans jamais pouvoir prétendre refaire ce texte. La force de cette bibliothèque est de cacher le livre qui fait tourner de 360 degré le mur, permet la petite conversion au sein de nos maisons, de nos intérieurs douillets, mais surtout de nous faire à chaque caresse. Page qui est peau et qui se frotte bien autant que la main qui la rabat les versets finaux terminés. Dans cette bibliothèque, ce n’est qu’à quelques collections de vieux parchemins à saveur apocalyptique qui apparaissent aux environs de 4ème et 3ème siècle avant notre ère qu’anastasier ou quelque chose qui lui ressemble s’encre à la trame épidermique, s’y lie et s’y lit.
           
Plusieurs s’accordent pour dire que l’idée de résurrection était présente dès le 8ème siècle avant notre ère en Israël, mais plus ou moins distincte de l’idée de guérison ou de libération d’un genre politique. Bronner, pour procéder à son analyse des livres de l’Ancien Testament, utilise le langage de la résurrection : hayah (vie), qum (se lever), hekitz (se réveiller), shuv (revenir) et tzitz (pousser en avant)… Selon cette dernière, qum + hayah ensemble suggèrent très fortement le motif de la résurrection. Ainsi, le cantique de Moïse (Deutéronome 32 :39) et la prière d’Hannah (I S2 :6), dans leur façon de parler de mort et de vie (fais vivre et fais mourir) et de regrouper ces mots susmentionnés suggèrent le motif qui m’intéresse. Élie fait revivre un enfant (1R 17-22) tout comme son successeur Élisée (2 R 4 :34-37) et le contact avec les os de ce dernier, celui qui a été pris (lakash) par YHWH comme Hénoch (Ge5 :23), même une fois mort, permet à un homme de reprendre vie et de se lever sur ses pieds (2R 13 :21). Pour Martin-Achard, ces cas mettent plutôt en lumière des interventions salvifiques. Deux psaumes utilisent ce verbe,  49 et 73, et suggèrent que la confiance du juste placée en YHWH fait que ce dernier va prendre le juste en sa compagnie et le faire vivre pour toujours. Osée 6 :2 est sujet à débat, certains (Stamm) suggère qu’il est question de retrouver la santé et de se lever du lit, plutôt que de retrouver la vie, alors que d’autres privilégient une interprétation allant dans le sens d’une libération du monde des morts (Mauchline). Ézékiel 37 et la vallée des os séchés, texte dans lequel se trouve 5 fois le mot hayah, représente davantage pour Nickelsburg une image de la restauration d’Israël. Pour Bronner, dans cette vision, il est surtout question de restauration nationale, mais la métaphore du corps collectif est aussi une image de la résurrection du corps individuel. D’ailleurs, tous les éléments nécessaires à la reconstruction du corps y sont présents : os, chair, tendons, esprit et souffle. Oui, oui, il n’en faut pas plus dans l’anthropologie sémitique d’alors. Dans Isaïe 25 :8, on peut lire : « Il anéantit la mort pour toujours; Le Seigneur, l’Éternel, essuie les larmes de tous les visages, Il fait disparaître de toute la terre l’opprobre de son peuple; Car l’Éternel a parlé » et un peu plus loin, en 26 :19 : « Que tes morts revivent! Que mes cadavres se relèvent! – Réveillez-vous et tressaillez de joie, habitants de la poussière! Car ta rosée est une rosée vivifiante, Et la terre redonnera le jour aux ombres ». Nickelburg considère que pour Isaïe, la résurrection est une vengeance pour la mort des justes, car seulement ces derniers sont soulevés de terre, alors que pour Daniel, la résurrection est un moyen de recevoir la rétribution divine, car tous se relèvent, mais ne reçoivent pas les mêmes promesses. En effet, on peut lire aux versets 12 :2-3 du Livre de Daniel : « Et plusieurs de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre et une infamie éternelle. Ceux qui auront été intelligents brilleront comme la splendeur de l’étendue, et ceux qui en auront amené plusieurs à la justice brilleront comme des étoiles, à toujours et à perpétuité ». Outre I Enoch 22-27 (implicite) et 92-105, 4 Ezra 7 :2 Baruch 49-51, Sagesse de Salomon 1-6, ainsi que Jubilé 23 :11-31, certains mentionnent l’Apocalypse de Moïse et le Testament de Judas qui promet la résurrection à ceux qui seront morts pour une cause religieuse et qui, ici aussi, est un moyen de se venger par ou avec le corps pour les pieux. Voilà partiellement ce qu’on en dit. Certes, Daniel 12 :2 en rajoute, mais c’est le deuxième livre des Maccabées qui en parle aussi explicitement en redonnant vie au corps (7 :9 ; 11, 14; 23; 14 :46), ce  qui n’est pas peu dire.

            Ainsi derrière le mot anastasier qui me prend au corps et me faire revivre se trouve aussi thèse ou travail, car je travaille, et c’est peut-être bien ce qui m’anime ou me ranime d’un long coma. Je ne me contente pas d’écriture qui coule de sources, je dois remonter à la montagne à la recherche des linéaments secrets d’un autre texte, son échafaudage tapi sous les drapés et épaisses tapisseries. C’est que le temps a depuis filé, ajournant avec les ans ce tapis imparfait (tous les tapis doivent être imparfaits, crevés en quelque part d’un accroc, d’une maille relâchée, d’un nœud volontairement coulant menaçant d’écroulement, car seule l’œuvre divine l’est), posant de-ci de-là des motifs qui alors ne se voyaient pas. Un texte aux pommettes saillantes, grande réunion de fils aux teints de ce ciel levant et couchant, familles bellissimes toutes en marche vers un destin flamboyant. Pas de flammes infernales, qu’un feu au bout d’une torche, témoin que se passe les croyants et que parfois, attrapent les incrédules au bras affaibli des plus persévérants. Texte igné, toujours jeune et prometteur, malgré le sang qui ruisselle de chaque page, malgré les rides au front formées par les soucis qui tordent divers chapitres, persécutions et guerre, le même combat qui colle rictus et sourires à ceux et celles allant à la rencontre d’une identité en formation et qui se défend, ne devrions-nous pas le comprendre, d’une mort certaine et en transformation. En effet, auparavant, avant que l’épitomiste avance tant d’idées révolutionnaires en seulement quinze chapitres ou cinq cent cinquante-cinq versets (numérologues de tous acabits, manifestez-vous!), la mort est un trou. C’est à peine si elle existe. En fait, je me permets de croire que c’est le cas. La mort n’est pas personnifiée, et, selon Bergson l’individuation vient à des stades plus tardifs de l’imagination créatrice religieuse. Il y aurait là matière à débat, puisque ce livre s’appuie sur un évolutionnisme d’antan que je récuse. Le philosophe est néanmoins très prudent et nuance à maintes reprises ses propos. Critique envers les raccourcis que cette supposée ligne toute tracée fait prendre, il évite fréquemment l’écueil où d’autres, moins chanceux ou plus téméraires, sont allés s’échouer, comme la mort antique, territoire peuplé d’ombres au fond duquel pourtant nulle lumière ne parvient, pas une caverne dont l’issue en ferait constater l’irréalité. Dans cette obscurité, pas une lueur surgissant d’un lac d’huile, pas un foyer grillant la viande, pas de viande, que l’inquiétante étrangeté des ombres. La mort n’a pas de corps. Alors, ce n’est qu’un espace dont on ne revient, un rare que les guerriers ptolémées et séleucides ne se disputent, sachant probablement qu’ils y arriveront, tous ensemble, inévitablement. Pas besoin de prendre les armes pour traverser le fleuve qui nous en sépare, le Styx n’est pas le Rubicon. Il n’est pas obligatoire de savoir nager, le courant va dans la direction de la bonne berge, la rive sur laquelle mettre l’ombre d’un orteil, puisque tout est ombre, assure d’y être à jamais. Être est, dans le cas présent, un bien grand mot. Y n’être est plus à propos. Né de poussières, tu redeviendras poussières, comme si les ombres étaient en fait un conglomérat de particules, des miettes de restes. Tiré vers demain, tous vers le demain sans lendemains, car petite pousse hier. Celle-là même où se penche la gourmande vache esseulée près du puits. À la fois hier et demain, comme les ruines à proximité, à l’image de celui qui était, est et sera ou dont le nom contient toutes les voyelles, toutes les couleurs qu’a bien voulu leurs donner Rimbaud. La mort est promesse de résurrection, mot dans lequel s’est écrasée l’érection, pressée par la ressurgessence, mot qui scelle l’alliance, la perpétue à perpétuité. Ainsi, avec l’apparition de ce mot, promesse que nous ne serons plus abandonnés au non-être et au morcellement, la déchirure se déplace en nos seins dans le maintenant, avec d’un côté le difficile désir de nouer une relation avec le divin et de l’autre la possibilité d’en faire fi et d’être oublié pour l’éternité, enfin laissés tranquilles! Pas de tourments pas de délices, juste l’effacement le plus complet, juste l’absence de miséricorde, donc un chemin vers le château qu’on remonte sans cesse, coupable jusqu’aux os, car sans ce réagencement des membres qui confirme que ce n’est pas notre faute, que ce n’est même pas une faute. Il devait bien savoir qu’interdire de manger d’un fruit, un seul, attiserait la convoitise de ce fruit, ce seul. Tous les parents ont été des enfants et répondent encore à cet élan du « ne pas toucher » et usent de cette tactique pour orienter leur progéniture. Il devait bien savoir, le Créateur, que de planter cet arbre, d’en parlée tout simplement pour le désigner ainsi de surcroît, soit interdit, entrainerait les conséquences que l’on connaît. Pas une chute. Non. Une affaire prévue d’avance, bien voulue, car des siècles plus tard, Il veille encore à relever mêmes les morts, ce qui ne signifie toutefois pas qu’ils soient initialement – pas au sens chronologique, mais logique –, tombés. Simplement étendus, comme sur le divan de l’analyste, pris avec ce goût dans la bouche collant au palais et aux papilles jusqu’à la fin de cette enfance difficile dont on en sort pas, donc indéfiniment, tous des Blanche-Neige tentée par le fruit et s’assoupissant jusqu’au baiser libérateur. L’arbre offert, comme une femme nue dans une prison de violeurs, Il devait bien savoir que l’un ou l’autre ne le craindrait pas et qu’il en serait ainsi, qu’il fallait qu’il en soit ainsi pour que cette histoire soit. Il n’y a pas Crimes et châtiments sans meurtres à la hache dès le commencement. Il n’y a pas d’humanité et de Dieu qui vaille sans cet arbre, sans cet interdit incompréhensible, semblant placé là autant arbitrairement que le végétal. Ô l’omniscient, tu n’ignores sans doute pas que si on ne veut pas qu’on nous prenne nos affaires, il faut les cacher, les dissimuler dans la bibliothèque ou sur le montant de la cheminée ou les enfuir six pieds sous terre et se taire! Ne pas dire : ne mangez pas du fruit de l’arbre de la connaissance! Come on! L’arbre de la connaissance, en plus! Toi qu’on enveloppe de mystères et qui s’acoquine intimement avec le secret et la dissimulation, toi qui as des yeux et une bouche, mais dont on ne peut voir la face, pourquoi n’as-tu pas usé alors de ces subterfuges pour défendre l’arbre adéquatement. Toi, bien que tu qui en contentes plus d’un avec l’incroyable, tu ne pouvais sous-estimer tes ainés ou n’en être déjà plus responsable. Ce supposé seul mythe biblique m’apparaît tel puisqu’il ne convient pas qu’Adam et Ève restent au paradis, en parfait idiots ou ignares, tandis que Dieu a besoin de l’histoire. Dieu devait donc songer qu’en refusant un seul accès et non pas des pléthores, ses créatures en mangeraient. Barbe Bleue qu’on se représente à défaut blanche et qui laisse la clé sur le trousseau, qui donne sa langue au serpent pour que sa machination fonctionne, que le test donne une nette impression d’échec alors que la réponse donnée est la réponse possible.  De plus, s’ils avaient eu les outils ou la force aux bras pour l’abattre cet arbre, le réduire en minuscules copeaux, puis en farine pour s’en faire des galettes et le mettre tout entier dans leur gueule d’animal, ils l’auraient fait! En tous cas, moi, je l’aurai fait et je pense le faire chaque jour. Come on, l’arbre de la connaissance! Tentation suprême dont une seule bouchée suffit pour entrer dans l’humanité, sortir du jardin et aller par monts et par veaux, non plus nus de leur peau animale mais couverts de peaux d’autres animaux (ayant donc tuer l’autre pour lui arracher son suit!) pour ne plus voir ce sexe à tous vents et aux plus offrants, mais soudainement, quand même, a-voir ce sexe. Parle-moi de ça! La belle affaire! Une punition productive, presqu’aussi absurde et dangereuse que celle d’offrir aux criminels tout le strict minimum lorsqu’ils sont mis derrière les barreaux, donc quand on enferme leurs moindres besoins, qu’on les enferme dans l’élémentaire comblé qui pourrait autrement les mobiliser. Ce n’est pas moi qui le dis, Butler suggère au passage qu’assurer le confort de ces derniers, c’est assurer leur mort lente. Félix Leclerc le disait autrement, mais ça reste tuer un homme que de le payer à ne rien faire, de lui remplir la gueule sans qu’il ait à remuer le petit doigt. L’histoire au jardin nous enseigne le contraire de cet exemple de l’absurde, soit qu’il faut remuer de tous les doigts et grimper aux arbres pour manger de leurs fruits, surtout s’ils sont ceux de l’arbre illicite, pour sortir d’un état paradisiaque et peu exigeant, larvaire ou puéril, et entrer dans le monde, âpre et hostile, et peut-être devenir grand. Passer du liquide au solide, renouveler sa dentition, résister avec le bec et les ongles, ayant dans la peau encore cette animalité qu’on maquille avec l’épiderme souvent plus extravagant des autres, prenant sans pudeur le vêtement de nos frères et sœurs. Car oui, même vêtus des pieds à la tête, barbus, voilés, gantés, nous sommes sans pudeur, sans peur et sans reproche, nus comme aux jours où nous sortîmes de terre et du vagin de notre mère. Anastasier, c’est ressortir de terre, se lever d’où on nous avait couchés, vêtus de nos corps, nos peaux de bêtes, sans pudeur, sans peur et sans reproche. Anastasier, c’est quitter le corps de sa mère, en grand, pour s’élever dans les feuillus et les conifères, s’enivrer de leurs essences, retomber avec tous ces membres, se mirer au lac miroitant et se voir nu, seul, comme un ver. Un ver qui rime et mange du mort, sort de terre pour se refaire lorsqu’il perd des bouts, susciter encore et encore l’érection, tisser le cocon et se draper de la peau magnifique du papillon. Manger de l’interdit, extraire le lait de ce qu’on aura y compressé et compris, tisser ce soi grâce à ce gluant résultat.

            Le texte sur lequel je me penche et m’use les yeux déjà bien myopes, presbytes et affligés de strabisme (je n’aurais pas pu me trouver une autre job ou faire long feu dans l’Antiquité!), ce texte, donc, date du deuxième siècle avant notre ère, cette ère où la mondialisation est dite latinalisation par Derrida, idée que je partage, précisément les deux pieds dans le monde dit arabe, ce monde qui ressemble si peu, j’en suis certaine, aux déserts de cette Arabie lointaine. Avant de m’arrêter sur cette désignation réductrice, je dois préciser que la date du texte, comme tout ce qui touche les études bibliques et même les humanités, est en suspens. De manière générale, les ‘spécialistes’ s’entendent sur cette période, mais il y en a certains, fauteurs de trouble ou fouilles merde, qui veulent absolument attribuer ce témoignage à un auteur chrétien, le datant donc plus tardivement. D’autres encore le morcellent en menus morceaux, quelques chapitres écrits par Jason de Cyrène, un illustre inconnu prenant le calame pour encenser les Hasmonéens, car au service de cette seule dynastie judéenne de l’histoire, quelques chapitres ainsi que les lettres en introduction ajoutées par celui nommé l’épitomiste dont la synthèse et les missives visent à propager la célébration de la fête des lumières, transfert efficace puisque de Brooklyn à Jérusalem en passant par Montréal, les Juifs sont en liesse souvent quand vient décembre et se remémorent la purification du Temple faite des mains de Judas le Maccabée. Événement extraordinaire, miraculeux dont la description à ce livre qui en a la primeur ne mentionne la si petite quantité d’huile ayant néanmoins permis que la menorah scintille sept jours. Parmi ces autres attribuant à l’auteur anonyme divers passages, la chicane éclate à savoir si le martyre est, d’une part, historiquement vrai, et d’autre part, s’il est simplement possible avant Jésus Christ, le plus grand et inégalé martyr, donc bel et bien écrit de la main de ce cher épitomiste. Derrière la science ou à la source de la pensée scientifique, pour parler comme Bergson une autre fois, se trouve deux autres embouchures, comme aux abords de Babylone ou du jardin d’Eden coulent le Tibre et l’Euphrate, la morale et la religion alimentent les flots tumultueux d’un savoir voulu sans ces scories. Elles ne flottent pas à la surface, évidents courants d’une température autre rendant leur bleu vert, elles se mêlent sans qu’aucune distinction soit possible, sans que les marins qui voguent confiants puissent éviter, même d’injustesse, d’être emportés par eux dans des directions non désirées. Voilà, je travaille sur un texte qui provoque stupeur et tremblements, qui a pris des rides, mais montre une face lisse au miroir magique de l’herméneutique. Il appert qu’il serait bien pratique que les Juifs, en plus d’avoir donner au monde latin un messie, n’aient pas en plus inventé tous ses sujets de culte, ne soient pas responsables de ces saints, tirant les ficelles de la pantomime, manipulateurs de concepts hors pairs obéissants à l’injonction de la multiplication, eux, les héritiers et gardiens invétérés de l’unité ! Nous ne sommes pas à une contradiction près, nous ne sommes pas prêts à accepter toutes ces contre dictions, ainsi, il n’est pas sûr que ce texte date du deuxième siècle avant notre ère. Le soupçon, bien qu’essentiel à ce type de démarche, promenade dans les ruines, me paraît le parfait prétexte pour en faire un texte chrétien, en mon sens, une vile appropriation de putschistes en herbe, jaloux de leurs frères sémites dont les sacrifices sont vus d’un bon œil par le Tout-Puissant. Caïn assommant Abel pour ne pas avoir omis l’origine de cette histoire, pour avoir cueilli et offert ce qui vient de la terre, hautement apprécié, privilégié par Celui dont le pinacle de la création est précisément un fruit de la terre. Adamah, Adam. N’empêche, ce bref texte comparativement à la brique qui siège sur la commode à côté du lit est ce qui me ramène à ce qui dort en moi et vient néanmoins d’en dehors de moi. Dans cette immense solitude, il m’oblige à réfléchir au vivre-ensemble élémentaire, à cet état de fait dont parle Arendt, le caractère non choisi de la cohabitation ou le caractère de la cohabitation jamais choisie (je ne suis pas certaine de ma traduction), soit le fait d’être jeté-là, pour reprendre les mots de son illustre amant, à côté d’autres jamais choisis, jamais élus, jamais promis. Faire avec, vivre de gré ou de force, mais s’obliger à laisser ces altérités vivre tout autant qu’ils nous donnent la possibilité d’exister, de se couler un bronze identitaire sur lequel buter, épitaphe indiquant qui est enterré là ou s’est approprié la terre pour d’abord s’y reprendre et que ça semble être un chez-soi puis y finir allongé, borne de métaux coulés qui dit le nom de la propriété, qui nomme justement (dans les deux acceptions du terme) pour dominer comme Adam au jardin de l’arbre défendu. Or, désormais, s’il est fréquemment question de possessions, ce n’est pas seulement du spectre de Marx, mais des babioles que certains s’arrachent les noirs vendredis. Il y en a dans des centres d’achats, il y en a Place Tahir. Ils ne sont pas les mêmes, mais suggère que dans un type de possession des esprits mauvais vagissent, miaulent, râlent, dans d’autres, les esprits se taisent suçant ou sucés. Possession et dépossession. Être possédé par les possessions, en être dépossédé, oui. Avoir des possessions oui, bien que posséder s’accorde mieux avec l’auxiliaire avoir ou que cet avoir s’accorde davantage à la dépossession. Avoir déposséder, avoir des possédés, mais on ne veut dire je suis dépossédé, comme s’il valait mieux l’avoir dépossédé que de l’être. Avoir, non pas la dépossession, à moins que l’exorcisme soit nécessaire, mais déposséder l’autre de ses possessions et ainsi, par accumulation de possessions, se déposséder. Comment expliquer que dépourvus ou pourvus de possessions, nous demeurâmes invariablement dépossédés, jamais propriétaires de ce qu’on est? Comment se fait-il que nous ne nous appartenions pas?

À cet effet, ‘le monde arabe’ peut me servir d’illustration. Les Tunisiens, pour en parler platement au pluriel alors que cette pluralité est précisément ce qui est impossible à saisir, à posséder, car ce n’est de cet ordre, même conceptuellement parlant – les objets trop nombreux, les sujets trop changeants, en devenir constant; ça, du moins, ça ne change pas –, ne sont pas des Arabes, mais sont un bel exemple de cette histoire de possédés par la dépossession. À ce que je sache, l’Arabie n’a pas encore envahie ni l’Afrique ni le monde. Sa langue, qui d’un bout à l’autre de la planète modifie ses assonances et résonnances, et la religion qui y a vu son berceau, certes. L’islam voyage avec dans ses besaces juchées sur le dos des bêtes aux longues jambes ces mélopées envoutantes. Ici, au soleil couchant, ça racle un peu plus et il est bien certain que les acolytes du sceau de la prophétie ne chantaient ainsi. Il n’en demeure que ça circule dans tout le pourtour méditerranéen et de cette péninsule ceinte par la Mer Rouge et le Golfe d’Oman, et ce, bien avant Mahomet, ce dernier ayant bénéficié selon plusieurs, dont Rodinson, de la présence d’étrangers à La Mecque. C’est donc dire que la mobilité n’est pas une affaire de téléphone, même arabe! À titre informatif, je précise que cette expression ne signifie strictement rien ici, du moins dite en français à certains quidams qui, n’y comprenant strictement rien des éléments les plus basiques, ne peuvent donc traduire ce genre de subtilités. Je ne leur reproche rien, je suis à des lieux de pourvoir entendre une de leurs blagues. Si les Latins allaient jusqu’au désert, pas que les anachorètes, c’est qu’encore ils étaient menacés. Les persécutions contre les Judéens auxquels se livre Antiochos IV Épiphane dans le deuxième livre des Maccabées ne sont que la pointe d’un iceberg qui n’a même pas fini de devenir liquide, ne sont que les gouttes initiatrices de bains dont étaient friands les Romains. Ils n’ont pas fermé les thermes et refusé les soins du corps – n’y a-t-il pas d’ailleurs un spa qui ouvre sur St-Denis dans une ancienne église –, même convertis, ils demeurèrent assoiffés de ce qui contient la vie. Les Chrétiens ayant fui le possible horizon des arènes, les fosses d’où rugissaient les félins affamés, les ours piqués de colère, les fouets frénétiques aux poings vengeurs des instruments du pouvoir, un pouvoir qui se ferait chrétien pour poursuivre ou parfaire son œuvre de destruction massive, allaient rejoindre les caravaniers des déserts avançant dans toutes les directions et tissant des réseaux dans le sable et la pierre, dans les ergs et dans les regs. L’Arabie de notre sixième siècle grouillant de Juifs et de Chrétiens, comme ce n’est plus le cas dorénavant, était donc métissée comme l’Andalousie de son âge d’or. Ce qui en sorti en direction de l’Afrique du Nord et des terres d’Asie, bien que « made in » n’en est toujours pas un pur produit. Bien au contraire. L’huître doit être pénétrée par le grain de sable pour, de comestible, se faire parcelle de collier. L’Islam doit être pénétré par les Latins, eux-mêmes pénétrés par les vieux sémites errants, pour d’affaire tribale et locale se faire croyance internationale. Ici, outre les perles que sont les pratiques linguistiques et religieuses, l’Arabie est arrivée tout récemment et est regardée d’un drôle d’œil par les plus récalcitrants. Ça se comprend. L’Arabie a pris des détours par l’Afghanistan, par les idéologies panarabiques de l’Égypte, par les courants baasistes de la Syrie et de l’Iraq. Elle arrive aujourd’hui à travers des vêtements, elle choque dans le paysage, elle ne ressemble en rien à ce que maints Tunisiens et Tunisiennes considéraient leur, comme il est difficile d’accorder le néolibéralisme éhonté et le clientélisme de bas étage de l’actuel parti québécois avec les valeurs promues par René Lévesque. L’Arabie et la Tunisie sont deux pays, sont milles endroits distincts. Le monde arabe n’est pas plus que l’Occident, même s’il arrive qu’un biscuit ne soit qu’un biscuit et pas un craquelin, une biscotte, un fondant aux pépites de chocolat ou un sablé.

            Je pense au 11 septembre, date engoncée entre celle de l’anniversaire de mon frère bien-aimé et celle du décès de ma mère. Pas tous les onze septembre de tous les calendriers, ce jour où les tours s’écroulèrent, où nous avons cru à la fin du monde, l’avons espérée et qui n’advint pas tel qu’imaginé. La fin d’un monde est advenue, la fin d’un monde de droits, aux lendemains qui frétillent de notes cristallines, mais dont la force des décibels arrachent nos tympans, nous, démunis pendant que d’autres se démonisent. La pauvreté grandissante des uns ne peut se faire qu’au vol éhonté des autres, petite poignée, petit reste comme les Hébreux restés derrière, en Palestine, alors que la majorité fut amenée sous la contrainte à Babylone. On y revient toujours à cette cité putassière, cité de tous le permis, seul lieu où il est justement permis de tout faire naître, dont les lois écrites qui, de l’intérieur, performent la menace même de la licence, de la permissivité.  Est-ce ainsi que vient la liberté? Or, les lois ne font pas que protéger, ne donnent pas que des droits. Elles offrent l’opportunité crasse à cette poignée justement qui la manipulent, l’arrangent, la fioriturisent, la projettent dans le futur pour qu’eux-mêmes, sur ses ailes, avancent vers des sommets de luxe et de luxure, sur la tête de ceux qui se penchent pour récolter les richesses du sol et du sous-sol, construisent des temples et des théâtres, des espaces où ils peuvent continuer à s’imaginer que les lois sont un envers aux faussetés. Constructions sur lesquelles ils se lèvent, s’élèvent encore, dont ils ont un grandissant besoin, précisément pour avoir l’air grand au grand air. Dans le fond des maisons où l’économie bat sa monnaie, ce qui transite entre les mains, à travers les bouches et les oreilles, sous les yeux de La loi grande ouverte, béante comme un sexe de femme après l’amour, la rendant redoutable et pas parce qu’elle possède des rangées de dents qui menacent de mordre ou d’arracher les membres – elle arrache les membres du corps social même édentée –, ça reste le sentiment d’étroitesse. À cette loi qui promène son œil sur les échanges, qui s’ouvre le cloaque indéfiniment, il serait possible de lui enfoncer un bâton de la gueule, de le faire tournoyer en grands cercles et donc lui casser ces étranges ossements broyeurs, comme certaines tribus du Pacifique le fond quand vient le temps de pénétrer leur promise, car son vagin est un orifice dentu. Non, la loi n’a pas de dents. Tel un alligator, elle gobe ses proies et les laisse fondre au fond de son estomac. Elle secrète un suc gastrique redoutable et a une propension à l’expansion, faisant que depuis le 11 septembre, elle peut contenir des milliards en son ventre sans qu’il n’éclate. Il faudrait trouver le moyen d’aspirer ce suc et la faire baigner dans son propre jus, mais voilà, comment pénétrer cet antre, bien qu’ouvert, pour y prendre ce qui la rend d’une efficacité jamais égalée. Le montage le plus parfait, l’architecture résistant à tous séismes, le seul cataclysme annonciateur d’apocalypse ne peut être deux avions dans des tours. Ça ne suffit pas. Il aurait fallu que les avions de tous, de papier ou de carton, foncent dans les idées que matérialisaient ces tours et ce passage à l’acte, mais la lie de la loi veillait et ses gardiens bâillonnèrent donc quiconque pouvait s’élever, élever seulement de la voix. Ils mirent à terre quiconque a tenté de se mettre physiquement debout, les assimilèrent aux ennemis jurés de ce monde latin qui mit au monde le monde arabe qui n’existe pourtant toujours pas hors des portes du désert de la péninsule qui semble parfois être au centre de la mappe monde. Retourner cette carte, mettre l’Atlantique ailleurs, débuter son dessin par l’Extrême-Orient et faire, donc, de cet Occident, le début de la boule, l’arc où se bande les oriflammes dès le lever du jour, faire que le jour s’avance en premier sur ces contrés, nous aiderait peut-être à sortir de la vie nue selon Agamben ou précaire selon Butler. Pas que là-bas la vie soit toute différente, mais ce qui nous corrompt jusqu’aux tréfonds n’en vient pas et leurs représentations de l’être sont des questions en puissance ayant le potentiel de relancer les nôtres, épuisées et stagnantes, comme la brèche qu’ouvre l’analyste suivant notre soliloque, le grain de sable dans la machine qui ne tourne pas rond, mais tourne néanmoins. J’ai appris, il y a quelques jours, que le dessin des chiffres, le 0, le 1, le 2, les 3, le 4, le cinq, le 6, le 7, le 8 et le 9 contiennent le nombre d’angles qu’ils désignent quand, évidemment, ils sont tracés de lignes droites et non de courbes. Le pays des angles, comme disait Faulkner, pas l’américain du Bruit de la fureur, mais notre Cassonade national parlant des rues et des avenues, des champs coupés en lots rectangulaires où les chiffres sont passés maîtres et où les mètres tranchent le monde, le coupent en petits morceaux et le distribuent sans commune mesure. C’est que les maîtres (les maires aussi) avec leurs mètres ne savent plus conter, pour paraphraser Deneault. Les instruments servent à écrire l’histoire de la démesure inouïe, comme si trop de mauvaises gens avaient mordu de l’arbre défendu ou de l’arabe étendu. Certes, il faut résister à maints interdits, mais il ne faudra surtout pas imaginer qu’on peut interdire la résistance à la démesure, croire que tous les fruits ont tous été amassés par ceux qui aiment les droites. D’ailleurs, anastasier est un mot pour dire : résister à la mort.