Ceci, cette écriture, ne peut se nommer carnet
de voyage, courrier du Levant, mémoires tunisiennes et j’en passe. Ce ne serait
pas les mots justes. Un peu plus de quarante jours à Hergla est plus proche du
stationnement au désert du prophète aux pieds nus que des allers et venues des
autobus nolisés ou vacanciers pourchassant les sites classés quatre étoiles
dans leurs guides. Un peu plus de quarante jours de désœuvrement pour me mettre
à l’ouvrage, m’ouvrir l’âge, m’y remettre, car je suis déjà venue ici, à ce
temps comme un livre qu’on tire ou pousse dans la bibliothèque pour que ce pan
de mur pivote sur son axe et introduise à la pièce cachée. Ce ne sont des
voiles sur la conscience qui empêche de retrouver l’emplacement du bon livre,
celui qui actionne le mécanisme, ce ne sont pas la panoplie de bouquins voisins
aux apparences confondantes, ce n’est donc pas un manque d’intelligence qui
perce toujours une issue pour Proust. Ce qui tient le mur en place, c’est
l’indisponibilité ou l’irresponsabilité. Pas celle de la Tunisie ou d’Hergla
même, toujours aux côtés de ce plateau d’argent, présents, disponibles, dits
prenables, la mienne qui ne se permet de répondre : « me voici »,
de s’abandonner à sa lancinante obligation. Je voulais être écrivaine et entre
mes quatre murs, je ne le suis. Il me faut défoncer mon antre et errante ne
savoir trouver refuge que dans la page blanche aussitôt noircie. Se rabattre
pour faire changement au mouvement des doigts, réduire l’ampleur des bras et
faire taire les cliquetis des batailles, remporter, momentanément, cette
guerre. Or, si cette écriture était le florilège des hauts et bas faits d’un
voyage, ce ne serait que les passages où je cours, comme les rares essaims de
touristes, pour rejoindre Dougga, El Jem, Kairouan et peut-être Tozeur. À
Hergla, ce n’est pas le mouvement dans les rues qui compte, ce qui se conte ce
sont les vacances de ce mouvement, justement. Pourtant, il n’y a peu ou prou de
repos. Dès cinq heure désormais, mon corps s’étire dans les premières lueurs,
souvent roses. Les oiseaux me tirent hors du lit. Meilleur réveille-matin qui
soit, je le jure. Le ciel bleu envahi par cette visite, colonisé, sans offrir
de consentement ni de résistance à ce rouge délavé de blanc, comme la robe de
la belle au bois dormant s’irisant suite aux désaccords des fées marraines,
m’asperge. Le ciel à l’aube porte cette tenue mordorée libérée des diktats de
la mode dans lesquels la création ne s’enfarge pas, car elle est toujours d’une
beauté à faire pâlir, à jour. D’ailleurs, si parfois le reste est bien fade, peut-être
en raison de voiles grisâtres qui recouvrent la conscience, c’est que derrière
le mur de brique ayant tourné sur lui-même, le spectre est saturé. Pas de
demi-mesure, pas de moitié, l’affaire nue qui fait plisser les yeux, l’affaire
crue qui demande mastication lente et longue. « Parfois, je fais de la
glace, c’est excellent pour la digestion. Ah! si vous aviez à digérer, que vous
aimeriez ma glace » écrivait Nietzsche, aphorisme que je n’ai jamais pu
oublier. Ce n’est toutefois que maintenant que je comprends l’importance de la
mastication, l’admiration des ruminants, le rôle de la vache dans Zarathoustra.
Et, je voudrais, moi aussi, par analogie, posséder quatre estomacs et produire
massivement du lait où pourraient boire les veaux et les enfants, du lait qui
aboie, dont les jets percent l’air et marquent des rouleaux de cuir pour que
les veaux de ces veaux, les enfants de ses enfants puissent y boire aussi dans
cent ans. Je comprends le rapport tenu entre la glace et la digestion, revoyant
ma mère en manger à la cuillère, que dis-je, à la pelle, pour éteindre le feu
qui la consumait en dedans. Je sais maintenant, mais me demande pourtant ce qui
arriverait si cette glace plutôt m’inondait, si par l’eau au dessus de zéro,
l’érosion des pierres que j’ai sur le cœur plus qu’au rein ne viendrait pas
plus doucement, causant moins de dommages ou de douleurs. Je rumine avec ma
tête, ma cœur, ma bouche, mes mains, quatre estomacs qui digèrent les neiges de
tant de faits divers, broient grâce à leur suc gastrique spécifique l’herbe, la
luxuriante végétation de tant de champs lexicaux. Je mâche, tranquille au
soleil et le mot juste pour dire l’envers du décor livresque, les vacances d’un
quotidien emmurant hors de soi, ne surgit pas. Oui, l’espace hors de moi est
vacant de moi. Mes amours montréalaises vivent, les festivals se succèdent,
chacun dort, mange et le reste et je ne suis pas là pour boire un verre, casser
la croûte, marcher, m’asseoir, parler et écouter. Je ne suis même pas sur la
toile qui me semble bel et bien nommée, parce que plus épaisse que maints
voiles les uns derrière les autres disposés pour bloquer la vue, voler le temps.
Le mot pourrait être maison, parce que je suis économe de ce qui ne l’est pas,
pas la maison ou pas moi, parce que j’ai traversé le seuil pour me retrouver en
dedans, pas en voyage. Pas hors de moi, parce que pas assez d’autres pour m’en
tirer. Le mot pourrait être puits, parce que je ne suis peut-être pas rentrée,
encore à palabrer dans le potager, comme une vache qui quitte le troupeau
absorbée dans la dégustation d’une sublime touffe, un délice naturel, un
verdoyant bouquet des grains échappés du sac du semeur, la minuscule moisson de
la culture non planifiée. Pendant ce temps, la mer brille et rugit, ce pourquoi
le mot pourrait être mer ou mère, parce que ma mère bat son plein ou son vide sur
cette surface moutonnante, il pourrait même s’écrire mammaire, parce que tout ce
que j’absorbe devrait se transformer en lait, rêvant, fleur bleue que je suis,
que ça puisse même devenir crème. Je ne sais pas encore, mais le mot ce n’est
pas carnets, pas cartes, pas encore très solide. C’est peut-être bien vraiment
la prime intuition souvent exacte parce que sortie du début de journée, non
phagocyté par l’écume, en direct des au-delàs, des eaux de la nuit qui
s’évaporent lorsque vint seulement sept heure tapant déjà fort où je m’assois, rosée
encore accrochée à chaque brin de mes yeux et qui filtre les impuretés du
langage. Il me semble que le mot le plus juste, c’est encore anastasier.
Se lever. Re-susciter le dépliement, le
déroulement, le déploiement de tous ces petits bouts d’idées pris en pain. Se
lever et allumer le feu pour cuire ce
blé meurtri sous la meule mêlé à cette eau miraculeusement offerte, ce sel qui
stimule les papilles et sert à garder cette eau en notre seul véritable bien
meuble, le corps qui après avoir gonflé sous le tissu humide se lève, charnu et
sous peu doré et croquant, la mie encore chaude, le moelleux ayant gardé toute
la chaleur grâce à cette peau durcie après tant d’instants alanguie sur la
plage. Anastasia est le mot qui brille en lettres dans un texte que je tiens à
cœur, qui me tient le cœur, mot d’une grande efficacité symbolique, mot
performatif qui provoque parfois chez le lecteur et la lactrice, (du moins,
moi, en tant que lectrice qui doit transformer ses lettres en breuvage
nourrissant) cette impulsion. Que le verbe se fasse chair, voilà deux mille ans
qu’on le répète, mais avions-nous bien saisi que le langage devait être action,
qu’il possédait en son écrin le moteur à propulsion, l’arc bandée de fureur, la
réplique cinglante, toutes nos activités en germe comme une femme à au ventre
tous ses œufs à la naissance? Anastasia est l’expression grecque qui condense
ce qu’on trouve éparpillé dans le premier testament, héritage incroyable qui
pourtant, depuis, fructifie, comme quoi ce qui n’est pas assimilable facilement
ne se fait pas nécessairement picorer à la surface de la terre pour disparaître
dans le gosier d’un volatile et réapparaitre en fiente blanche à des
kilomètres, méconnaissable. S’il n’y a pas de croyances sans idées qui
voyagent, il me semble que c’est autrement que l’anastasie à pris son envol.
Pas par la pollinisation non plus, pas par le coureur qui transporte le message
jusqu’à Marathon, c’est trop tôt pour parler de ce phénomène. Donc,
l’expression hébraïque que traduit se mot n’est pas singulière. Les chercheurs
se creusent les méninges, ratissent le texte, parfois osent même le retisser
pour arriver à leurs fins et briller dans le firmament académique, mais on ne
le fait pas longuement, les lueurs sont celles des cicatrices d’une mort
assurée, passée. On ne refait pas la Bible. Bien qu’on puisse la traduire et la
triturer pour en extraire tout son suc, ce suc se régénère, ses sens, à la
limite, se multiplient dès qu’on appuie sur une inflexion, qu’on trouve un
fragment dans une grotte, qu’on ajoute un texte à ces textes, mais sans jamais
pouvoir prétendre refaire ce texte. La force de cette bibliothèque est de
cacher le livre qui fait tourner de 360 degré le mur, permet la petite
conversion au sein de nos maisons, de nos intérieurs douillets, mais surtout de
nous faire à chaque caresse. Page qui est peau et qui se frotte bien autant que
la main qui la rabat les versets finaux terminés. Dans cette bibliothèque, ce
n’est qu’à quelques collections de vieux parchemins à saveur apocalyptique qui
apparaissent aux environs de 4ème et 3ème siècle avant
notre ère qu’anastasier ou quelque chose qui lui ressemble s’encre à la trame
épidermique, s’y lie et s’y lit.
Plusieurs s’accordent pour dire que l’idée de
résurrection était présente dès le 8ème siècle avant notre ère en
Israël, mais plus ou moins distincte de l’idée de guérison ou de libération
d’un genre politique. Bronner, pour procéder à son analyse des livres de
l’Ancien Testament, utilise le langage de la résurrection : hayah (vie), qum (se lever), hekitz (se
réveiller), shuv (revenir) et tzitz (pousser en avant)… Selon cette
dernière, qum + hayah ensemble suggèrent très fortement le motif de la
résurrection. Ainsi, le cantique de Moïse (Deutéronome 32 :39) et la
prière d’Hannah (I S2 :6), dans leur façon de parler de mort et de vie (fais vivre et fais mourir) et de regrouper ces mots susmentionnés
suggèrent le motif qui m’intéresse. Élie fait revivre un enfant (1R 17-22) tout
comme son successeur Élisée (2 R 4 :34-37) et le contact avec les os de ce
dernier, celui qui a été pris (lakash)
par YHWH comme Hénoch (Ge5 :23), même une fois mort, permet à un homme de
reprendre vie et de se lever sur ses pieds (2R 13 :21). Pour
Martin-Achard, ces cas mettent plutôt en lumière des interventions salvifiques.
Deux psaumes utilisent ce verbe, 49 et
73, et suggèrent que la confiance du juste placée en YHWH fait que ce dernier
va prendre le juste en sa compagnie et le faire vivre pour toujours. Osée
6 :2 est sujet à débat, certains (Stamm) suggère qu’il est question de
retrouver la santé et de se lever du lit, plutôt que de retrouver la vie, alors
que d’autres privilégient une interprétation allant dans le sens d’une
libération du monde des morts (Mauchline). Ézékiel 37 et la vallée des os
séchés, texte dans lequel se trouve 5 fois le mot hayah, représente davantage pour Nickelsburg une image de la
restauration d’Israël. Pour Bronner, dans cette vision, il est surtout question
de restauration nationale, mais la métaphore du corps collectif est aussi une
image de la résurrection du corps individuel. D’ailleurs, tous les éléments
nécessaires à la reconstruction du corps y sont présents : os, chair, tendons,
esprit et souffle. Oui, oui, il n’en faut pas plus dans l’anthropologie
sémitique d’alors. Dans Isaïe 25 :8, on peut lire : « Il
anéantit la mort pour toujours; Le Seigneur, l’Éternel, essuie les larmes de
tous les visages, Il fait disparaître de toute la terre l’opprobre de son
peuple; Car l’Éternel a parlé » et un peu plus loin, en 26 :19 :
« Que tes morts revivent! Que mes cadavres se relèvent! – Réveillez-vous
et tressaillez de joie, habitants de la poussière! Car ta rosée est une rosée
vivifiante, Et la terre redonnera le jour aux ombres ». Nickelburg
considère que pour Isaïe, la résurrection est une vengeance pour la mort des
justes, car seulement ces derniers sont soulevés de terre, alors que pour
Daniel, la résurrection est un moyen de recevoir la rétribution divine, car
tous se relèvent, mais ne reçoivent pas les mêmes promesses. En effet, on peut
lire aux versets 12 :2-3 du Livre de Daniel : « Et plusieurs de ceux qui dorment dans la poussière de la terre
se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l’opprobre et
une infamie éternelle. Ceux qui auront été intelligents brilleront comme la
splendeur de l’étendue, et ceux qui en auront amené plusieurs à la justice
brilleront comme des étoiles, à toujours et à perpétuité ». Outre I Enoch
22-27 (implicite) et 92-105, 4 Ezra 7 :2 Baruch 49-51, Sagesse de Salomon
1-6, ainsi que Jubilé 23 :11-31, certains mentionnent l’Apocalypse de
Moïse et le Testament de Judas qui promet la résurrection à ceux qui seront
morts pour une cause religieuse et qui, ici aussi, est un moyen de se venger
par ou avec le corps pour les pieux. Voilà partiellement ce qu’on en dit. Certes,
Daniel 12 :2 en rajoute, mais c’est le deuxième livre des Maccabées qui en
parle aussi explicitement en redonnant vie au corps (7 :9 ; 11, 14; 23;
14 :46), ce qui n’est pas peu dire.
Ainsi
derrière le mot anastasier qui me prend au corps et me faire revivre se trouve
aussi thèse ou travail, car je travaille, et c’est peut-être bien ce qui
m’anime ou me ranime d’un long coma. Je ne me contente pas d’écriture qui coule
de sources, je dois remonter à la montagne à la recherche des linéaments
secrets d’un autre texte, son échafaudage tapi sous les drapés et épaisses
tapisseries. C’est que le temps a depuis filé, ajournant avec les ans ce tapis
imparfait (tous les tapis doivent être imparfaits, crevés en quelque part d’un
accroc, d’une maille relâchée, d’un nœud volontairement coulant menaçant
d’écroulement, car seule l’œuvre divine l’est), posant de-ci de-là des motifs
qui alors ne se voyaient pas. Un texte aux pommettes saillantes, grande réunion
de fils aux teints de ce ciel levant et couchant, familles bellissimes toutes
en marche vers un destin flamboyant. Pas de flammes infernales, qu’un feu au
bout d’une torche, témoin que se passe les croyants et que parfois, attrapent
les incrédules au bras affaibli des plus persévérants. Texte igné, toujours jeune
et prometteur, malgré le sang qui ruisselle de chaque page, malgré les rides au
front formées par les soucis qui tordent divers chapitres, persécutions et
guerre, le même combat qui colle rictus et sourires à ceux et celles allant à
la rencontre d’une identité en formation et qui se défend, ne devrions-nous pas
le comprendre, d’une mort certaine et en transformation. En effet, auparavant,
avant que l’épitomiste avance tant d’idées révolutionnaires en seulement quinze
chapitres ou cinq cent cinquante-cinq versets (numérologues de tous acabits,
manifestez-vous!), la mort est un trou. C’est à peine si elle existe. En fait,
je me permets de croire que c’est le cas. La mort n’est pas personnifiée, et, selon
Bergson l’individuation vient à des stades plus tardifs de l’imagination
créatrice religieuse. Il y aurait là matière à débat, puisque ce livre s’appuie
sur un évolutionnisme d’antan que je récuse. Le philosophe est néanmoins très
prudent et nuance à maintes reprises ses propos. Critique envers les raccourcis
que cette supposée ligne toute tracée fait prendre, il évite fréquemment
l’écueil où d’autres, moins chanceux ou plus téméraires, sont allés s’échouer,
comme la mort antique, territoire peuplé d’ombres au fond duquel pourtant nulle
lumière ne parvient, pas une caverne dont l’issue en ferait constater l’irréalité.
Dans cette obscurité, pas une lueur surgissant d’un lac d’huile, pas un foyer
grillant la viande, pas de viande, que l’inquiétante étrangeté des ombres. La
mort n’a pas de corps. Alors, ce n’est qu’un espace dont on ne revient, un rare
que les guerriers ptolémées et séleucides ne se disputent, sachant probablement
qu’ils y arriveront, tous ensemble, inévitablement. Pas besoin de prendre les
armes pour traverser le fleuve qui nous en sépare, le Styx n’est pas le
Rubicon. Il n’est pas obligatoire de savoir nager, le courant va dans la
direction de la bonne berge, la rive sur laquelle mettre l’ombre d’un orteil,
puisque tout est ombre, assure d’y être à jamais. Être est, dans le cas
présent, un bien grand mot. Y n’être est plus à propos. Né de poussières, tu
redeviendras poussières, comme si les ombres étaient en fait un conglomérat de
particules, des miettes de restes. Tiré vers demain, tous vers le demain sans
lendemains, car petite pousse hier. Celle-là même où se penche la gourmande
vache esseulée près du puits. À la fois hier et demain, comme les ruines à
proximité, à l’image de celui qui était, est et sera ou dont le nom contient
toutes les voyelles, toutes les couleurs qu’a bien voulu leurs donner Rimbaud.
La mort est promesse de résurrection, mot dans lequel s’est écrasée l’érection,
pressée par la ressurgessence, mot qui scelle l’alliance, la perpétue à
perpétuité. Ainsi, avec l’apparition de ce mot, promesse que nous ne serons
plus abandonnés au non-être et au morcellement, la déchirure se déplace en nos
seins dans le maintenant, avec d’un côté le difficile désir de nouer une
relation avec le divin et de l’autre la possibilité d’en faire fi et d’être
oublié pour l’éternité, enfin laissés tranquilles! Pas de tourments pas de
délices, juste l’effacement le plus complet, juste l’absence de miséricorde,
donc un chemin vers le château qu’on remonte sans cesse, coupable jusqu’aux os, car sans ce réagencement des membres qui confirme que ce n’est pas notre faute,
que ce n’est même pas une faute. Il devait bien savoir qu’interdire de manger
d’un fruit, un seul, attiserait la convoitise de ce fruit, ce seul. Tous les
parents ont été des enfants et répondent encore à cet élan du « ne pas
toucher » et usent de cette tactique pour orienter leur progéniture. Il devait
bien savoir, le Créateur, que de planter cet arbre, d’en parlée tout simplement
pour le désigner ainsi de surcroît, soit interdit, entrainerait les
conséquences que l’on connaît. Pas une chute. Non. Une affaire prévue d’avance,
bien voulue, car des siècles plus tard, Il veille encore à relever mêmes les
morts, ce qui ne signifie toutefois pas qu’ils soient initialement – pas au
sens chronologique, mais logique –, tombés. Simplement étendus, comme sur le
divan de l’analyste, pris avec ce goût dans la bouche collant au palais et aux
papilles jusqu’à la fin de cette enfance difficile dont on en sort pas, donc
indéfiniment, tous des Blanche-Neige tentée par le fruit et s’assoupissant
jusqu’au baiser libérateur. L’arbre offert, comme une femme nue dans une prison
de violeurs, Il devait bien savoir que l’un ou l’autre ne le craindrait pas et
qu’il en serait ainsi, qu’il fallait qu’il en soit ainsi pour que cette
histoire soit. Il n’y a pas Crimes et châtiments sans meurtres à la hache dès
le commencement. Il n’y a pas d’humanité et de Dieu qui vaille sans cet arbre,
sans cet interdit incompréhensible, semblant placé là autant arbitrairement que
le végétal. Ô l’omniscient, tu n’ignores sans doute pas que si on ne veut pas
qu’on nous prenne nos affaires, il faut les cacher, les dissimuler dans la
bibliothèque ou sur le montant de la cheminée ou les enfuir six pieds sous
terre et se taire! Ne pas dire : ne mangez pas du fruit de l’arbre de la
connaissance! Come on! L’arbre de la connaissance, en plus! Toi qu’on enveloppe
de mystères et qui s’acoquine intimement avec le secret et la dissimulation,
toi qui as des yeux et une bouche, mais dont on ne peut voir la face, pourquoi
n’as-tu pas usé alors de ces subterfuges pour défendre l’arbre adéquatement.
Toi, bien que tu qui en contentes plus d’un avec l’incroyable, tu ne pouvais
sous-estimer tes ainés ou n’en être déjà plus responsable. Ce supposé seul
mythe biblique m’apparaît tel puisqu’il ne convient pas qu’Adam et Ève restent
au paradis, en parfait idiots ou ignares, tandis que Dieu a besoin de
l’histoire. Dieu devait donc songer qu’en refusant un seul accès et non pas des
pléthores, ses créatures en mangeraient. Barbe Bleue qu’on se représente à
défaut blanche et qui laisse la clé sur le trousseau, qui donne sa langue au
serpent pour que sa machination fonctionne, que le test donne une nette
impression d’échec alors que la réponse donnée est la réponse possible. De plus, s’ils avaient eu les outils ou la
force aux bras pour l’abattre cet arbre, le réduire en minuscules copeaux, puis
en farine pour s’en faire des galettes et le mettre tout entier dans leur
gueule d’animal, ils l’auraient fait! En tous cas, moi, je l’aurai fait et je
pense le faire chaque jour. Come on, l’arbre de la connaissance! Tentation
suprême dont une seule bouchée suffit pour entrer dans l’humanité, sortir du
jardin et aller par monts et par veaux, non plus nus de leur peau animale mais
couverts de peaux d’autres animaux (ayant donc tuer l’autre pour lui arracher
son suit!) pour ne plus voir ce sexe à tous vents et aux plus offrants, mais
soudainement, quand même, a-voir ce sexe. Parle-moi de ça! La belle affaire! Une
punition productive, presqu’aussi absurde et dangereuse que celle d’offrir aux
criminels tout le strict minimum lorsqu’ils sont mis derrière les barreaux,
donc quand on enferme leurs moindres besoins, qu’on les enferme dans
l’élémentaire comblé qui pourrait autrement les mobiliser. Ce n’est pas moi qui
le dis, Butler suggère au passage qu’assurer le confort de ces derniers, c’est
assurer leur mort lente. Félix Leclerc le disait autrement, mais ça reste tuer
un homme que de le payer à ne rien faire, de lui remplir la gueule sans qu’il
ait à remuer le petit doigt. L’histoire au jardin nous enseigne le contraire de
cet exemple de l’absurde, soit qu’il faut remuer de tous les doigts et grimper
aux arbres pour manger de leurs fruits, surtout s’ils sont ceux de l’arbre illicite,
pour sortir d’un état paradisiaque et peu exigeant, larvaire ou puéril, et
entrer dans le monde, âpre et hostile, et peut-être devenir grand. Passer du
liquide au solide, renouveler sa dentition, résister avec le bec et les ongles,
ayant dans la peau encore cette animalité qu’on maquille avec l’épiderme
souvent plus extravagant des autres, prenant sans pudeur le vêtement de nos
frères et sœurs. Car oui, même vêtus des pieds à la tête, barbus, voilés, gantés,
nous sommes sans pudeur, sans peur et sans reproche, nus comme aux jours où
nous sortîmes de terre et du vagin de notre mère. Anastasier, c’est ressortir
de terre, se lever d’où on nous avait couchés, vêtus de nos corps, nos peaux de
bêtes, sans pudeur, sans peur et sans reproche. Anastasier, c’est quitter le
corps de sa mère, en grand, pour s’élever dans les feuillus et les conifères,
s’enivrer de leurs essences, retomber avec tous ces membres, se mirer au lac
miroitant et se voir nu, seul, comme un ver. Un ver qui rime et mange du mort, sort
de terre pour se refaire lorsqu’il perd des bouts, susciter encore et encore
l’érection, tisser le cocon et se draper de la peau magnifique du papillon.
Manger de l’interdit, extraire le lait de ce qu’on aura y compressé et compris,
tisser ce soi grâce à ce gluant résultat.
Le
texte sur lequel je me penche et m’use les yeux déjà bien myopes, presbytes et
affligés de strabisme (je n’aurais pas pu me trouver une autre job ou faire
long feu dans l’Antiquité!), ce texte, donc, date du deuxième siècle avant
notre ère, cette ère où la mondialisation est dite latinalisation par Derrida,
idée que je partage, précisément les deux pieds dans le monde dit arabe, ce
monde qui ressemble si peu, j’en suis certaine, aux déserts de cette Arabie
lointaine. Avant de m’arrêter sur cette désignation réductrice, je dois
préciser que la date du texte, comme tout ce qui touche les études bibliques et
même les humanités, est en suspens. De manière générale, les ‘spécialistes’
s’entendent sur cette période, mais il y en a certains, fauteurs de trouble ou
fouilles merde, qui veulent absolument attribuer ce témoignage à un auteur
chrétien, le datant donc plus tardivement. D’autres encore le morcellent en menus
morceaux, quelques chapitres écrits par Jason de Cyrène, un illustre inconnu
prenant le calame pour encenser les Hasmonéens, car au service de cette seule dynastie
judéenne de l’histoire, quelques chapitres ainsi que les lettres en
introduction ajoutées par celui nommé l’épitomiste dont la synthèse et les
missives visent à propager la célébration de la fête des lumières, transfert
efficace puisque de Brooklyn à Jérusalem en passant par Montréal, les Juifs
sont en liesse souvent quand vient décembre et se remémorent la purification du
Temple faite des mains de Judas le Maccabée. Événement extraordinaire,
miraculeux dont la description à ce livre qui en a la primeur ne mentionne la
si petite quantité d’huile ayant néanmoins permis que la menorah scintille sept
jours. Parmi ces autres attribuant à l’auteur anonyme divers passages, la
chicane éclate à savoir si le martyre est, d’une part, historiquement vrai, et
d’autre part, s’il est simplement possible avant Jésus Christ, le plus grand et
inégalé martyr, donc bel et bien écrit de la main de ce cher épitomiste.
Derrière la science ou à la source de la pensée scientifique, pour parler comme
Bergson une autre fois, se trouve deux autres embouchures, comme aux abords de
Babylone ou du jardin d’Eden coulent le Tibre et l’Euphrate, la morale et la
religion alimentent les flots tumultueux d’un savoir voulu sans ces scories.
Elles ne flottent pas à la surface, évidents courants d’une température autre
rendant leur bleu vert, elles se mêlent sans qu’aucune distinction soit
possible, sans que les marins qui voguent confiants puissent éviter, même
d’injustesse, d’être emportés par eux dans des directions non désirées. Voilà,
je travaille sur un texte qui provoque stupeur et tremblements, qui a pris des
rides, mais montre une face lisse au miroir magique de l’herméneutique. Il
appert qu’il serait bien pratique que les Juifs, en plus d’avoir donner au
monde latin un messie, n’aient pas en plus inventé tous ses sujets de culte, ne
soient pas responsables de ces saints, tirant les ficelles de la pantomime,
manipulateurs de concepts hors pairs obéissants à l’injonction de la
multiplication, eux, les héritiers et gardiens invétérés de l’unité ! Nous ne
sommes pas à une contradiction près, nous ne sommes pas prêts à accepter toutes
ces contre dictions, ainsi, il n’est pas sûr que ce texte date du deuxième
siècle avant notre ère. Le soupçon, bien qu’essentiel à ce type de démarche,
promenade dans les ruines, me paraît le parfait prétexte pour en faire un texte
chrétien, en mon sens, une vile appropriation de putschistes en herbe, jaloux
de leurs frères sémites dont les sacrifices sont vus d’un bon œil par le
Tout-Puissant. Caïn assommant Abel pour ne pas avoir omis l’origine de cette
histoire, pour avoir cueilli et offert ce qui vient de la terre, hautement
apprécié, privilégié par Celui dont le pinacle de la création est précisément
un fruit de la terre. Adamah, Adam. N’empêche, ce bref texte comparativement à
la brique qui siège sur la commode à côté du lit est ce qui me ramène à ce qui
dort en moi et vient néanmoins d’en dehors de moi. Dans cette immense solitude,
il m’oblige à réfléchir au vivre-ensemble élémentaire, à cet état de fait dont
parle Arendt, le caractère non choisi de la cohabitation ou le caractère de la
cohabitation jamais choisie (je ne suis pas certaine de ma traduction), soit le
fait d’être jeté-là, pour reprendre les mots de son illustre amant, à côté
d’autres jamais choisis, jamais élus, jamais promis. Faire avec, vivre de gré
ou de force, mais s’obliger à laisser ces altérités vivre tout autant qu’ils
nous donnent la possibilité d’exister, de se couler un bronze identitaire sur
lequel buter, épitaphe indiquant qui est enterré là ou s’est approprié la terre
pour d’abord s’y reprendre et que ça semble être un chez-soi puis y finir
allongé, borne de métaux coulés qui dit le nom de la propriété, qui nomme
justement (dans les deux acceptions du terme) pour dominer comme Adam au jardin
de l’arbre défendu. Or, désormais, s’il est fréquemment question de possessions,
ce n’est pas seulement du spectre de Marx, mais des babioles que certains
s’arrachent les noirs vendredis. Il y en a dans des centres d’achats, il y en a
Place Tahir. Ils ne sont pas les mêmes, mais suggère que dans un type de
possession des esprits mauvais vagissent, miaulent, râlent, dans d’autres, les
esprits se taisent suçant ou sucés. Possession et dépossession. Être possédé
par les possessions, en être dépossédé, oui. Avoir des possessions oui, bien
que posséder s’accorde mieux avec l’auxiliaire avoir ou que cet avoir s’accorde
davantage à la dépossession. Avoir déposséder, avoir des possédés, mais on ne
veut dire je suis dépossédé, comme s’il valait mieux l’avoir dépossédé que de
l’être. Avoir, non pas la dépossession, à moins que l’exorcisme soit
nécessaire, mais déposséder l’autre de ses possessions et ainsi, par
accumulation de possessions, se déposséder. Comment expliquer que dépourvus ou
pourvus de possessions, nous demeurâmes invariablement dépossédés, jamais
propriétaires de ce qu’on est? Comment se fait-il que nous ne nous appartenions
pas?
À cet effet, ‘le monde arabe’ peut me servir
d’illustration. Les Tunisiens, pour en parler platement au pluriel alors que
cette pluralité est précisément ce qui est impossible à saisir, à posséder, car
ce n’est de cet ordre, même conceptuellement parlant – les objets trop
nombreux, les sujets trop changeants, en devenir constant; ça, du moins, ça ne
change pas –, ne sont pas des Arabes, mais sont un bel exemple de cette
histoire de possédés par la dépossession. À ce que je sache, l’Arabie n’a pas
encore envahie ni l’Afrique ni le monde. Sa langue, qui d’un bout à l’autre de
la planète modifie ses assonances et résonnances, et la religion qui y a vu son
berceau, certes. L’islam voyage avec dans ses besaces juchées sur le dos des
bêtes aux longues jambes ces mélopées envoutantes. Ici, au soleil couchant, ça
racle un peu plus et il est bien certain que les acolytes du sceau de la
prophétie ne chantaient ainsi. Il n’en demeure que ça circule dans tout le
pourtour méditerranéen et de cette péninsule ceinte par la Mer Rouge et le
Golfe d’Oman, et ce, bien avant Mahomet, ce dernier ayant bénéficié selon
plusieurs, dont Rodinson, de la présence d’étrangers à La Mecque. C’est donc
dire que la mobilité n’est pas une affaire de téléphone, même arabe! À titre
informatif, je précise que cette expression ne signifie strictement rien ici,
du moins dite en français à certains quidams qui, n’y comprenant strictement
rien des éléments les plus basiques, ne peuvent donc traduire ce genre de
subtilités. Je ne leur reproche rien, je suis à des lieux de pourvoir entendre
une de leurs blagues. Si les Latins allaient jusqu’au désert, pas que les
anachorètes, c’est qu’encore ils étaient menacés. Les persécutions contre les
Judéens auxquels se livre Antiochos IV Épiphane dans le deuxième livre des
Maccabées ne sont que la pointe d’un iceberg qui n’a même pas fini de devenir
liquide, ne sont que les gouttes initiatrices de bains dont étaient friands les
Romains. Ils n’ont pas fermé les thermes et refusé les soins du corps – n’y
a-t-il pas d’ailleurs un spa qui ouvre sur St-Denis dans une ancienne église –,
même convertis, ils demeurèrent assoiffés de ce qui contient la vie. Les
Chrétiens ayant fui le possible horizon des arènes, les fosses d’où rugissaient
les félins affamés, les ours piqués de colère, les fouets frénétiques aux
poings vengeurs des instruments du pouvoir, un pouvoir qui se ferait chrétien
pour poursuivre ou parfaire son œuvre de destruction massive, allaient
rejoindre les caravaniers des déserts avançant dans toutes les directions et
tissant des réseaux dans le sable et la pierre, dans les ergs et dans les regs.
L’Arabie de notre sixième siècle grouillant de Juifs et de Chrétiens, comme ce
n’est plus le cas dorénavant, était donc métissée comme l’Andalousie de son âge
d’or. Ce qui en sorti en direction de l’Afrique du Nord et des terres d’Asie,
bien que « made in » n’en est toujours pas un pur produit. Bien au
contraire. L’huître doit être pénétrée par le grain de sable pour, de
comestible, se faire parcelle de collier. L’Islam doit être pénétré par les
Latins, eux-mêmes pénétrés par les vieux sémites errants, pour d’affaire
tribale et locale se faire croyance internationale. Ici, outre les perles que
sont les pratiques linguistiques et religieuses, l’Arabie est arrivée tout
récemment et est regardée d’un drôle d’œil par les plus récalcitrants. Ça se
comprend. L’Arabie a pris des détours par l’Afghanistan, par les idéologies
panarabiques de l’Égypte, par les courants baasistes de la Syrie et de l’Iraq.
Elle arrive aujourd’hui à travers des vêtements, elle choque dans le paysage,
elle ne ressemble en rien à ce que maints Tunisiens et Tunisiennes
considéraient leur, comme il est difficile d’accorder le néolibéralisme éhonté
et le clientélisme de bas étage de l’actuel parti québécois avec les valeurs
promues par René Lévesque. L’Arabie et la Tunisie sont deux pays, sont milles
endroits distincts. Le monde arabe n’est pas plus que l’Occident, même s’il
arrive qu’un biscuit ne soit qu’un biscuit et pas un craquelin, une biscotte,
un fondant aux pépites de chocolat ou un sablé.
Je
pense au 11 septembre, date engoncée entre celle de l’anniversaire de mon frère
bien-aimé et celle du décès de ma mère. Pas tous les onze septembre de tous les
calendriers, ce jour où les tours s’écroulèrent, où nous avons cru à la fin du
monde, l’avons espérée et qui n’advint pas tel qu’imaginé. La fin d’un monde
est advenue, la fin d’un monde de droits, aux lendemains qui frétillent de
notes cristallines, mais dont la force des décibels arrachent nos tympans, nous,
démunis pendant que d’autres se démonisent. La pauvreté grandissante des uns ne
peut se faire qu’au vol éhonté des autres, petite poignée, petit reste comme
les Hébreux restés derrière, en Palestine, alors que la majorité fut amenée
sous la contrainte à Babylone. On y revient toujours à cette cité putassière,
cité de tous le permis, seul lieu où il est justement permis de tout faire naître,
dont les lois écrites qui, de l’intérieur, performent la menace même de la
licence, de la permissivité. Est-ce
ainsi que vient la liberté? Or, les lois ne font pas que protéger, ne donnent
pas que des droits. Elles offrent l’opportunité crasse à cette poignée
justement qui la manipulent, l’arrangent, la fioriturisent, la projettent dans
le futur pour qu’eux-mêmes, sur ses ailes, avancent vers des sommets de luxe et
de luxure, sur la tête de ceux qui se penchent pour récolter les richesses du
sol et du sous-sol, construisent des temples et des théâtres, des espaces où ils
peuvent continuer à s’imaginer que les lois sont un envers aux faussetés.
Constructions sur lesquelles ils se lèvent, s’élèvent encore, dont ils ont un
grandissant besoin, précisément pour avoir l’air grand au grand air. Dans le
fond des maisons où l’économie bat sa monnaie, ce qui transite entre les mains,
à travers les bouches et les oreilles, sous les yeux de La loi grande ouverte,
béante comme un sexe de femme après l’amour, la rendant redoutable et pas parce
qu’elle possède des rangées de dents qui menacent de mordre ou d’arracher les
membres – elle arrache les membres du corps social même édentée –, ça reste le
sentiment d’étroitesse. À cette loi qui promène son œil sur les échanges, qui
s’ouvre le cloaque indéfiniment, il serait possible de lui enfoncer un bâton de
la gueule, de le faire tournoyer en grands cercles et donc lui casser ces
étranges ossements broyeurs, comme certaines tribus du Pacifique le fond quand
vient le temps de pénétrer leur promise, car son vagin est un orifice dentu.
Non, la loi n’a pas de dents. Tel un alligator, elle gobe ses proies et les
laisse fondre au fond de son estomac. Elle secrète un suc gastrique redoutable
et a une propension à l’expansion, faisant que depuis le 11 septembre, elle
peut contenir des milliards en son ventre sans qu’il n’éclate. Il faudrait
trouver le moyen d’aspirer ce suc et la faire baigner dans son propre jus, mais
voilà, comment pénétrer cet antre, bien qu’ouvert, pour y prendre ce qui la
rend d’une efficacité jamais égalée. Le montage le plus parfait, l’architecture
résistant à tous séismes, le seul cataclysme annonciateur d’apocalypse ne peut
être deux avions dans des tours. Ça ne suffit pas. Il aurait fallu que les
avions de tous, de papier ou de carton, foncent dans les idées que
matérialisaient ces tours et ce passage à l’acte, mais la lie de la loi veillait
et ses gardiens bâillonnèrent donc quiconque pouvait s’élever, élever seulement
de la voix. Ils mirent à terre quiconque a tenté de se mettre physiquement
debout, les assimilèrent aux ennemis jurés de ce monde latin qui mit au monde
le monde arabe qui n’existe pourtant toujours pas hors des portes du désert de
la péninsule qui semble parfois être au centre de la mappe monde. Retourner
cette carte, mettre l’Atlantique ailleurs, débuter son dessin par
l’Extrême-Orient et faire, donc, de cet Occident, le début de la boule, l’arc
où se bande les oriflammes dès le lever du jour, faire que le jour s’avance en
premier sur ces contrés, nous aiderait peut-être à sortir de la vie nue selon
Agamben ou précaire selon Butler. Pas que là-bas la vie soit toute différente,
mais ce qui nous corrompt jusqu’aux tréfonds n’en vient pas et leurs
représentations de l’être sont des questions en puissance ayant le potentiel de
relancer les nôtres, épuisées et stagnantes, comme la brèche qu’ouvre
l’analyste suivant notre soliloque, le grain de sable dans la machine qui ne
tourne pas rond, mais tourne néanmoins. J’ai appris, il y a quelques jours, que
le dessin des chiffres, le 0, le 1, le 2, les 3, le 4, le cinq, le 6, le 7, le
8 et le 9 contiennent le nombre d’angles qu’ils désignent quand, évidemment,
ils sont tracés de lignes droites et non de courbes. Le pays des angles, comme
disait Faulkner, pas l’américain du Bruit de la fureur, mais notre Cassonade
national parlant des rues et des avenues, des champs coupés en lots rectangulaires
où les chiffres sont passés maîtres et où les mètres tranchent le monde, le
coupent en petits morceaux et le distribuent sans commune mesure. C’est que les
maîtres (les maires aussi) avec leurs mètres ne savent plus conter, pour
paraphraser Deneault. Les instruments servent à écrire l’histoire de la
démesure inouïe, comme si trop de mauvaises gens avaient mordu de l’arbre
défendu ou de l’arabe étendu. Certes, il faut résister à maints interdits, mais
il ne faudra surtout pas imaginer qu’on peut interdire la résistance à la
démesure, croire que tous les fruits ont tous été amassés par ceux qui aiment
les droites. D’ailleurs, anastasier est un mot pour dire : résister à la
mort.
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