mercredi 29 mai 2013

Dimanche



C’est dimanche. Voilà moins d’une semaine que j’ai quittée Tunis pour arriver à destination. La route ne s’est pas arrêtée, mais éveillée par les hordes d’oiseaux qui pépient aux premières lueurs et embrassées par elles, j’émerge dans le soleil, vois de ma couche le miroir bruissant qui remue sans cesse, la mer. Elle s’étend, immense et irisée, elle me murmure que même si les sillons faits par le passage des voitures continuent vers le nord ou vers le sud, je suis arrivée. Pas final, pas définitif, ce passage à Hergla néanmoins est un arrêt salutaire, une trêve aux tambourinements frénétiques qui agitent parfois mon organe du courage, mon organe de la couardise, leurs deux étymologies se plantant en sa terre, parfois fertile, parfois asséchée. Ici, depuis mardi, mon cœur s’est remis à battre et pas la campagne, pas la chamade, le rythme doux d’une sérénité s’étant échappée depuis qu’une nuit comme un grand drap sombre s’est tirée au-dessus de ma tête. Ici, depuis mardi, mon plus bel amant, celui qui me prend si ardemment au cou, qui dépose ses mains et sa bouche à mes genoux, à mes cuisses, à mes bras, s’attardant sur mon nez et mes joues, enfin partout où c’est l’hiver, se présente dès cinq heure et m’enlace, me bourgeonne, me fait fleurir, me dénoue le cœur. Ce masse rougeoyante n’est plus battue à plate couture, il se débat dans un étau dorénavant en lambeau, il bat en surface et en profondeur et fait jaillir les vieux restes qui l’empoussiérait. Avec toutes ces caresses, je ressemble presque à la surface de mon café qui tournoie au côté de cette rose si rouge offerte par le gardien de Dar Nesma qui semble me garder moi, plus que les murs de cette demeure vide ou la famille de tortues qui copulent entre elles dans le jardin.

Cet homme, Fredj, retraité à la toison d’argent, me visite chaque jour, me questionne sur mon travail, intrigué par ces aimants que sont les claviers qu’avec moi j’ai emportés, que partout avec moi je traine et sur lesquels je me penche et m’absorbe. Pas journaliste, comme si seuls ces êtres écrivaient et prenaient des photos. Il est certain que je documente une réalité, mais je doute que je dise quoi que ce soit qui vaille, as usual. N’empêche, cet homme avait fleuri la maison à mon arrivée, rassemblement de fleurs diverses qui trônent encore sur le patio et me souligne que même parfaitement inconnue, je suscitai une intention, une émotion généreuse. C’est un homme immensément respectueux qui me parle de ces quatre grands enfants, de son amour du jardinage, de son travail sous Bourguiba à la Capitainerie du Port El Kantaoui à quelques kilomètres. Son français est hachuré d’expressions arabes et ponctué de cette fameuse question, entendue fréquemment en ce joli mois de mai : tu comprends ? Je comprends, chouia chouia. Je comprends même que ton arabe est rempli de mots espagnols et français, que mon anglais parfois qui surgit par ennui, est lui aussi entendu. Fredj habite Sousse, chaque matin, il quitte le village avec l’aube et ouvre la barrière lorsqu’arrive le crépuscule, il vient me saluer, me tend la main, m’offre une fleur, des fruits, des sourires gentils, s’enquiert de ma journée. C’est peu, cependant c’est fort apprécié parce que c’est le présent, désincarné de fiction, parce que ça me ramène au monde, celui que je ne trouve dans L’homme sans qualité, que je ne lis pas dans des martyrologues d’antan, que je n’entrevois pas dans les carrés délavés des mosaïques. Il faut dire que ces merveilles décoratives fièrement exposées dans les différents musées, subsistent aussi in situ.

Tout près du cimetière d’Hergla coiffant le sommet de la butte en bordure de mer et où les tombes, renflements érodés par les vents ressemblant à des blocs de sel plus qu’à des tas de sable aggloméré, se trouve des fondations datant bien de Carthage. Deux sites en fait parsèment la route qui longent cette beauté qui se fracasse ici sur les rochers me faisant penser que je ne serai, en Écosse, dépaysée. L’un est à découvert, non clôturé. Les assemblages de pierres suggèrent des magasins ou des entrepôts, rectangles accolés les uns aux autres. Cependant, les petits murets déterrés pourraient bien aussi être des thermes, mais pour la petite société. Or, je crois bien peu à cette hypothèse, puisqu’au site soi-disant protégé se trouve les latrines. Généralement, ces dernières et les bains se voisinent, les soins du corps appartenant à la même catégorie et ne sont dispersés dans l’espace. D’ailleurs, trop de mètres carrés étant voués au sacré, il n’est pas de bon ton de s’y promener souillé ou d’y  répandre mettre ses urines, fèces et crasse qui colle à l’épiderme et doit en  être dégagée. Il faut se laver, étant donné que les grains de sable restent sous les ongles et s’agrippent aux cheveux, parce que le vent soulève des poussières qui participent même de ce hâle qui caractérise ceux et celles qui vivent sous cette latitude. Oui, certains berbères sont blancs, jaunes ou olives, tels des figures qui déambulent en nos rues et avenues les jours les plus courts, mais la majorité est bien dorée. Je reviens donc à ce lieu immensément luisant par la présence de l’éblouissant amant, le présent qui rencontre un passé qui n’en est donc pas exactement un. Il est absurde de parler d’appartenance à un autre temps, quand témoin de leur concrétude, même parcellaire, je me tiens devant. Je n’y habite pas comme mes ancêtres ont dû le faire, je ne peux y faire mes courses quotidiennes, je n’y rencontre pas le beau garçon qui m’intimide, mais cet espace est un lieu et tel, n’est pas dépouillé, déchargé comme peuvent l’être, déjà lors de leur érection, de ces constructions où nous, modernes, transitons. Il faut lire Marc Augé sur ces non-lieux. N’empêche, les ruines sont là, signalent et interdisent d’oublier une origine non-dite, elles offrent la joie de l’imaginer, de la nouer serrée avec ce que s’y observe aujourd’hui. Ces sites dont je suis friande recèlent un mélange heureux d’hier et de maintenant, provoquent une stimulation semblable à un visage qui contient tous les âges de la personne regardée quand elle se laisse regarder ou qu’on se laisse la regarder. À l’autre site soi-disant protégé à plusieurs mètres du précédent, on ne trouve pas de toile qui recouvre les planchers ou le baptistère complètement hallucinant (les baptistères le sont tous et, plus tardifs dans leur apparition, ils me laissent aussi penser que ce sont qu’après les guerres puniques que les traces  d’habitation surgissent à Hergla). Il y a néanmoins un treillis métallique de guingois ayant manifestement été forcé pour y circuler en toute impunité et permet donc d’entrer, ce à quoi je me suis empressée. Les yeux avides d’une enfant poussant la porte d’une confiserie désertée, je ne pu m’extasier longtemps. Un homme à distance me héla en m’envoyant la main, mais à ce second site où je fus alors invitée à ne pas me promener, je me promenais, la bouche ouverte, les questions au bord des lèvres. L’homme qui me précisa qu’en France voyant une telle barrière je ne la franchirais point, j’aurais dû répondre qu’en France, d’une part, je n’habitais pas, mais que surtout, en France, un tel site n’est pas abandonné aux sacs plastiques, aux chèvres et à quiconque a envie d’y boire de la Celtia et d’y déposer, tout naturellement, sa canette ou d’y rouler un joint par un beau dimanche. Il faut croire que j’avais mal choisi mon moment. À ma question : « qu’est-ce? », il me répond bêtement que c’est un site archéologique. Espèce d’idiot, je le vois bien! Peux-tu m’en dire plus? Est-ce un secret d’État ou es-tu justement tellement stupide que tu ne sais pas de quoi il retourne, que seul un groupe d’archéologues français auraient des réponses? Il est emmuré dans son manque d’informations ou de réceptivité à cette fente d’où jaillit l’étincelle de la curiosité à mes deux iris. Fuck that. Je quitte avec toutefois dans ma tablette quelques clichés, sans pour autant détenir cette image du baptistère à partager. Dans ma tête, avec maintes autres, elle trône pourtant en reine, comme si, finalement, lorsque l’image n’est pas ainsi saisie par la machine, elle habite ailleurs et davantage. L’aura dont parlait peut-être Benjamin et peut-être aussi Barthes qui jamais n’est prise dans la caméra, dans sa reproduction. L’image hante davantage parce qu’elle git au corps, cet ailleurs étant soi, parce qu’en général, ces images appartenant à la fugacité doivent être cultivées pour être conserver, doivent être visitées fréquemment pour ne pas être oubliées, remémoirés en cœur avec les couleurs qui se mutent à leur surface et dans les profondeurs de nos consciences et inconstances. Ainsi, je me dis que la photographie n’est pas le souvenir, comme toutes les babioles que les marchands tentent de vendre au Souk de Sousse. Camelote pour touristes, piège à con, tout ce qui peut s’acheter ne peut contenir tous les souvenirs. Certes, les objets sont lourds de significations, mais ne s’en remplissent pas d’eux-mêmes, pas en soi. Le souvenir de Tunisie, il est déjà là, il grandira, prenant de l’expansion en accord avec la distance en temps et en espace. Le souvenir est là, en germe, sous cette venue, sous ce venir et il de-viendra complètement lui-même, par-viendra à lui-même lorsque je serai loin de son lieu de naissance, au moment où évoqué au détour d’une vue sur le monde, à Montréal, à Marrakech, dans le panier à Marseille, n’importe, là où je reviendrai en voyant ces azurs, où j’entendrai ces accents gutturaux, ces sonneries de téléphone qui chantent Allah’ou Akbar! Pleine de Tunisie, la mangeant à pleine dent, la respirant à plein poumon, peut-être saturée sous peu de souvenirs des mondes arabes, ai-je besoin d’ajouter un pendentif, une babouche, un tapis? Les souvenirs de Tunisie ont mis leurs pieds dans la porte, que je ne peux désormais fermer, ouverte à d’autres fulgurants moments, des bénédictions sans mots qui me tombent dessus et de maints objets qui portent ces invisibles. Parce que oui, il arrive quand même qu’on accepte ces parcelles de moins que la visite ou le bien venu et la morsure du rapport marchand contre quelques pourparlers devant absolument s’intensifier pour se sentir gagnant, car le vol n’est pas qu’à la main qui pénètre irrévérencieusement dans le sac. Le vol est aussi dans le dialogue entre toi et moi. Mon œil a révélé une convoitise que tu lis comme dans le fond d’une tasse de thé et prêt à tout pour manger, tu me prends des mains la nourriture. J’aurai l’objet et tu auras le pécule et dans cet objet, il y aura cette histoire, d’où peut-être le fait d’accepter de tant payer.

À Port El Kantaoui, la dernière place où entrer dans ce type de relation, un homme m’a volé en plein visage, avec mon plein consentement. Il m’a, un peu, fait perdre la face, mais ce n’est qu’une fois à la maison, soupesant la journée passée que je constate l’ampleur de ma crédulité et que ma face envolée ne l’est qu’à ces nouveaux yeux, devenus plus incisifs par cette expérience de maladresse. Voilà, perdre la face pour gagner un regard plus acéré, ce n’est pas une perte totale. Il m’arrive toutefois de me dire, encore et encore, que je ne devrais rien faire quand les règles arrivent au calendrier, puisque avec ce sang qui bouillonne et se prépare, je perds le contrôle. Je ne sais expliquer ce processus mensuel se nouant au cycle menstruel, mais a posteriori, toujours également, comme si vingt ans de cette affaire correspondaient à vingt ans d’amnésie partielle, je réalise que j’aurais dû me taire, j’aurais dû ne rien faire, les remords ensuite m’envahissent. Il se peut que la griffe doive faire sa trace dans la matrice ou à proximité – le cœur et le ventre limitrophes dans leurs fonctions confondues naguère par les Judéens, les Grecs et les Romains –, une griffe quelconque, celle d’un pouvoir reproducteur devenu impouvoir tel qu’en parlait Artaud. Antonin ne parlait pas de ces bulles de sang qui s’écoulent lentement, mais d’un autre processus créatif. Il n’en demeure pas moins que je suis convaincue que ce processus doit être procès et que les actes posés en ces moments de dysphonie, cette véritable maladie, exige un retour sur le comportement et une réflexion plus qu’approfondie de ce processus qui n’a pas créé un nouvel être, à moins qu’à chaque mois, ce soit toutefois ce qui advient, d’où ce sentiment de perdition ou de dépossession du soi. Freud n’a-t-il pas été amené à sa psychanalyse face aux femmes, à leurs humeurs erratiques, à leurs désirs réprimés? Outre la chape qu’est le patriarcat qui rend bel et bien les femmes folles, un autre carcan culturel entrave les mouvements ou pas suffisamment, justement, et c’est la venue maudite de cette capacité à enfanter, le va-et-vient de ce cycle, alors qu’un rut nous verrait en paix, provoque des transports de toutes sortes, c’est le cas de le dire. Ça me fait plaisir d’accuser la biologie, d’être essentialiste momentanément sachant néanmoins pertinemment, entre autres après les travaux de Margaret Mead, que cette affaire est ‘occidentale’, création chimérique, consolation pour survivre dans ce monde exigeant la constance et rendant donc ainsi tous et chacun bien triste de ne pouvoir répondre adéquatement. Ça me fait plaisir, mais je me console en voyant mes confrères tout aussi menstrués du crâne, semblant eux aussi perdre quelque chose produit dans le secret de leur écrin charnel et révéler des sautes d’humeur, encore moins prévisibles que celles de mes sœurs, sans liens imaginaires avec les lunaisons. Il ne faut se leurrer, ça me fait plaisir de me raconter des sornettes, trop de sérieux creuse les doigts du diable que j’ai entre les deux yeux et, ne me faisant plus très jeune, ma peau garde la marque imprimée de mes états d’âme, mais je sais tout aussi profondément que l’origine de ce sang que je ne diffère qu’en peu d’éléments de mes frères. À la boutique de ce fieffé coquin, où contre de l’argent j’ai eu de l’argent, certes, la djellaba qui me séduit est pour homme. À la boutique de son voisin, les chaussures qui attirent mon regard sont pour des pieds masculins et je dis haut et fort que je sais qu’il y a eu erreur! Qu’il y a erreur puisque je peine à aimer ce que les femmes aiment, que je sue avec la même ardeur que mon père, que je laisse en mon lit les mêmes odeurs que mon frère, son oreiller et le mien pouvant être confondus, ce qui n’est pas le cas avec celui où ma sœur pose sa tête blonde. N’empêche, ça importe peu, c’est seulement cocasse dans un pays où les catégories de genres paraissent encore tenir solidement, du moins officiellement, et ça réanime cette impression que j’eu jusqu’à mes dix-huit ans de n’être pas née du bon côté. S’il m’arrive encore d’y songer, ce n’est pas que je voudrais pénétrer de ma chair la chair d’autrui, mais parce que je voudrais pouvoir faire tout ce que cette chair se permet sans jugement, sans qu’il soit possible de juger négativement mon jugement, parce qu’être femme ne doit absolument plus correspondre avec l’idée de n’être pas du bon côté.

Parlant de ces créatures, en revenant de Sousse, je prends place dans un taxi collectif qui en est bondé. Un chauffeur – je n’ai pas encore vue une femme prendre ainsi le volant –, conduit huit femmes de tous âges qui remplissent sa boîte jaune d’où pendent du plafond des vignettes où brillent des sourates. La radio crache des sourates, la sonnerie de téléphone précédemment mentionnée est la sienne. J’imagine qu’il s’imagine être un bon musulman. Il regarde fréquemment dans son rétroviseur, peut-être inquiet sinon apeuré par cette horde de bonnes femmes qui ne portent pas le voile ou si peu. Seule trois de celles-ci sont coiffées de ce qui se vend en tonne au marché. Le paradis du foulard, si ce n’est celui de ma tranquillité, c’est ici, et quand je déambule entre ces bouts de tissus, je pense que je pourrais m’y rouler comme naguère dans le creux d’un lit rempli de manteaux de fourrure une veillée du temps des fêtes. J’aime les foulards, j’aime les gants, j’aime les robes et je révèle ainsi aimer ce que les femmes aiment! Inconstante femme prémenstruée! D’ailleurs, assise à la gare de Tunis, attendant le grand départ, j’observe les femmes. Je suis alors fascinée par leur élégance et la virtuosité avec laquelle elles peuvent jouer de leurs atours. Quelle épouvantable illusion que celle de penser que les foulards, gants et autres accessoires les ceints et les enferment, les cachent ou les dérobent au regard. Ils ne les mettent que plus en évidence! Dans la gare où hommes et femmes entrent et sortent, ce sont les plus colorées qui retiennent l’attention. Les mâles passent inaperçus tandis que les femmes captent toute la lumière, étrange antithèse du monde des humains vis-à-vis du monde animal. Ils sont quelconques et confondus, une masse grise et noire. Elles sont plurielles, roses, bleues, vertes, blanches. Si les souks débordent de vêtements et chaussures, il est bien évident que ce ne sont pour les miettes de touristes qui ne se ruent pas sur ces tas de guenilles et de cuirettes. Ces denrées se vendent et s’agitent une fois achetées dans la gare de Tunis, dans la gare de Sousse, dans toutes les gares et autres lieux où la circulation ne se calme qu’au milieu de la nuit. Entre-temps, les agencements vestimentaires, le souci des femmes pour la mode est apparent. Voilé selon milles  plis, le port de ces cotons et/ou soies est un art et les méthodes privilégiées varient au gré des agentes. Gantées, je les regarde et me souviens qu’il n’y a pas si longtemps, ma mère parmi tant d’autres portait aussi à ces mains blanches des gants dans l’espace public. Summum de la décence, apogée de la mode, car des pieds à la tête, tout le corps est prétexte à expression, à mise en valeur de ce qui est en vogue ou parfaitement indémodable. La dame sise sur le banc voisin n’a pas trente ans et des gants beiges travaillés de broderies sur les côtés. Ces mains sont belles, bien que ce ne soit exactement ses mains, mais je me surprends à trouver ce choix d’un très grand chic. Elle n’a pas l’abaya, le niqqab, seulement un voile rayé beige, blanc et orange, des verres fumés de star italienne, un pantalon dans les mêmes teintes et des petites chaussures orange. Entendons-nous, la totalité du look est étudié et je me prends à rêver de pouvoir, moi aussi, m’amuser de tant d’éléments à agencer. Fausse femme qui est plus menteuse que masculine, je voudrais bien aussi changer d’allure aussi aisément. Parce qu’en les regardant, les cheveux teints par le henné, les cheveux couverts de coloris tissés, accordant autant d’importance à leur apparence, je sais qu’elles ne disparaissent surtout pas à elles-mêmes comme on me l’avait fait entendre. Au contraire. C’est même à se demander si elles ne sont pas prises à cette apparence, sous l’emprise d’une superficialité, d’un espace ludique où pendant qu’elles magasinent et s’arrangent, se pavanent et rêvent d’être vues, elles laissent le champ libre à d’autres ou négligent des activités qui, aujourd’hui aux lendemains de cette révolution qui traine, devraient être mises en branle. C’est encore à la gare qu’il est possible d’observer les femmes. Au café, il est plutôt rare d’en trouver attablées, royaume des moustachus n’ayant rien à foutre de leur journée, comme si les femmes avaient toujours plus de travail même quand il n’y a pas de travail. Les variables me paraissent multipliés par cent et au-delà de la surface, ce que tout ceci change me paraît être la journée, la semaine, sinon la vie. J’oubliais les femmes en survêtements et celles dont le visage est traversé de tatous bleutés, dont la journée, la semaine et la vie sont manifestement fort divergentes. Parlant ainsi, je crains de tomber dans le piège de la description trop usuelle, la faillite du regard qui stoppe à la surface et ne voit que ce les femmes portent sur elles et non en elles, ce qui finit donc peut-être bel et bien par les faire disparaître. Il est donc possible que les vêtements, peu importe leurs formes, leurs textures, leurs couleurs ou leurs connotations, finissant par cacher les femmes plus que par les habiller ou à leur donner une plus-value esthétique. Est-ce dans le regard de l’observateur et de l’observatrice, est-ce dans l’observée ou est-ce à mi-chemin, justement aux connotations, aux journées, semaines et vies que cela suppose?

Je reviens à port El Kantaoui où aux terrasses les étrangers parlent de compagnies offshore, car ça semble être l’option à laquelle réfléchir lorsque retraité nanti, on navigue sur cette grande mer intérieure, de Tanger à la Turquie, en affichant pavillon en France et taisant fuite de capitaux, ici, en Tunisie. Les Russes et les Allemands se promènent quand ils ne boivent de la bière accompagnée de pizzas. C’est un endroit sans cachet, sans identité, ça me fait d’ailleurs songer à Miami, au quai où avec mes parents nous avons mouillé et d’où nous sommes allé visiter les demeures des richissimes personnalités, c’est en quelque sorte un de ces non-lieux dont parle justement Augé. C’est ça, le premier port à visée touristique du pays, construit de toutes pièces en 1979. Depuis, je jure, les ravages n’ont cessé et je ne regrette en rien de n’être pas de la mêlée. Pour cet après-midi, toutefois, j’en étais et c’est presqu’à regret que je le confie. Le bonheur fut de manger et boire une demie bouteille au soleil et de parler avec un vieil homme qui reconnu mon accent, évoqua Claire Lamarche, la O’keeffe, Molson, Unibroue, la rue St-Denis, le boulevard St-Laurent, qui mentionna son désir de manger de la poutine, de la tourtière, de la soupe aux gourganes (!!!), qui évoqua le fait qu’on caille au Québec et que Charest et Harper sont des goujats. Nous avons ri, nous avions des points communs, son amour de mon pays, mon amour du sien et enfin une rencontre, aussi absurde soit-elle, sans frein linguistique. Belle femme, très belle femme, l’homme qui me mariera sera un homme chanceux. Cause toujours, pauvre monsieur, une belle femme cache des laideurs indicibles et tient, prêt à rebondir, un déclin assuré à moins que la faucheuse ne vienne avant le désastre frapper. Le malheur, outre ce qui me pend aux oreilles, c’est un autre homme – je vais finir par me dire qu’ils ne sont bons qu’à ça, calisse –, qui lisant tranquillement son journal s’ignifugea lorsque j’osai pénétrer dans son antre aux cuirs débordant. Il vint vers moi, décrocha des sacs « véritables cuirs de chameau ». Mon cul, oui. Il n’y a pas de chameaux ici, rien que des foutus dromadaires, que je me dis en pensant à Astérix et Cléopâtre.  Il me donne des prix, multipliés par deux, sinon trois. Je m’en fous. Puis, il passe son bras autour de mes épaules. Belle femme, très belle femme. Oui. Merci. Je sens ses vieux cafés et les cigarettes mariées à ces derniers soufflés à mon visage, je vois ses dents cariées, celles qu’il lui reste, j’ai tout son corps bien trop près de moi et son âge proche de celui de mon père. Je lui répète que je vais aller manger, réfléchir et peut-être revenir. Non, non. Le prix baisse à chaque pas faits en direction de la sortie. Il me suis, me repend par les épaules et je dégage son bras. Arrêtez. Il m’assure qu’il me mangerait et que je pourrais aussi le manger. Une si belle femme. Ça y est. Ma face est à terre. Mes yeux hors de ma face. Mes sourcils dans mes cheveux. Non. Mais il n’y a plus de merci. Le sac à main qui me plaisait coûte maintenant 40 dinars, 20 euros, des peanuts. Puis, en une fraction de seconde, il me dit sans gêne « toi et moi, là » en me montrant un rideau, une salle d’essayage, un quelque recoin du genre et ajoute, comme ça, « sac gratuit ». Je suis partie comme une balle, cette balle aurait pu le viser direct entre les deux yeux, lui fendre le crâne pour laisser échapper plus de sang que de décence et ainsi le laver de ses pensées lubriques, de son imagination. Mon cul, ma bouche, 40 dinars, 20 euros, des peanuts. Tabarnack. Une si belle femme, un homme si dégoutant. Je le raconte et j’en dégoutte encore et soyez bien certain que ce n’est d’un subtil suc humectant mes lèvres vaginales, me préparant à l’amour. C’est son contraire, le dégout  qui peut sceller cette ouverture joyeuse et la rendre impénétrable. Qu’ai-je dis? Tabarnack. Nenni, LE tabarnack. Un vendredi après-midi, encore, en plus!

Aujourd’hui, toutefois, c’est dimanche, il est neuf heures, la mer m’appelle, pas la prière qui ne retentira cacophoniquement qu’à midi, invitant à rentrer dans les appartements, l’amant se faisant trop ardent, tatouant la surface du corps et accélérant son vieillissement. Aux rides que je vois en me mirant, je sais que j’aurai bientôt quarante ans, que je serai la preuve de tous ces jours d’amour avec le très grand, abus ridicules difficiles à refuser, tout autant que cette bière prise à la terrasse du café urbain, alcool ne coulant qu’à cette troisième ville dans l’immédiat, alcool qui parfume mon haleine et qui se respire par ceux qui veulent y voir, après même un seul verre un état second ou une entrée en la matière démoniaque. Pourtant, mes plus belles conneries, je les fais avant de mettre mes lèvres aux dons de Bacchus. Là, je me repose et tente d’apaiser ma culpabilité, le pendant maudit de cette permissivité chrétienne. Le sang de mon Dieu se boit et rend ivre, mon Dieu change l’eau en vin et comme rétribution, il change mes possibles insouciances en crise, c’est un échange merdique, mais ça aiguise la conscience et exige une prise en charge qui ne relève pas de ces frêles épaules. Mon Dieu m’offre le loisir qui se boit, le précieux liquide en moi, Il m’offre le loisir de trouver mes plaies, comme à son corps défendant, d’y glisser les doigts, puis d’y plonger entièrement les mains pour, de ces minces ouvertures créer des béances d’où sort le fiel, où pénètre le miel, le substantifique pollen de la vie mâchée à la bouche des insectes que j’ai dans le plafond et qui tissent aussi leurs cocons et leurs toiles dans le bouquet offert par celui qui me garde, me ramenant à cette condition près de l’enfance, celle où invariablement nous sommes assujetti à la bonté des autres, à leur avarice, à leur présence. Je n’ai plus ma mère, mais à mes pieds s’étend ce qui sonne comme ce nom, cloche d’eau sur lequel je dépose et enfonce mes fardeaux. Si la mort est l’ultime paiement de la dette, le dépôt final, le règlement de comptes, ma mère a payée le gros prix et sans croire aux indulgences, je sais qu’être ici, participe de ce qu’elle a donnée, de ce que j’ai reçu d’elle avant qu’elle ne remette tout. Ceinte de beautés, prise en son sein, à son mystère, engendrant d’innombrables mystères, j’attends la prophétie. Entre les cadeaux qui tombent du ciel, la pêche miraculeuse du temps qui s’ouvre au matin et dans les cris insistants de la mésange qui a fait son nid sur le climatiseur, au bout de mon regard, à ce qui se pose en mes creux, les mots pour dire la mort de l’autre vont surgir. La tristesse part avec les marées, revient avec les bateaux aux cales gorgés d’écailles brillantes, repart lorsque ces poissons cessent de frétiller affalés sur le port, revient quand le rayon m’aveugle et que la page imprimée des longues phrases de Musil se noircit par un double éblouissement et que le poisson abouti finalement sous la dent. Être-là, cette présence à soi, c’était la destination et doit demeurer, car jamais elle ne s’évanouit, même avec ce sentiment d’être arrivé. La route encore tracée invite à continuer, à trouver en d’autres endroits ce lieu, ce repère qui me rappelle que ma mère n’est plus, mais que mon père est quelque part, bien vivant, peut-être pas très bien, dépourvu de cet amour, n’ayant pas retrouvé ce lieu, justement où il existe dorénavant immuable. Dans le deuil, il appert que chacun doit arriver à ce lieu où l’amour de l’aimé existe sans fin et indéfiniment. Devant la Méditerranée qui me susurre sans pause que je suis d’ici, j’entends que je porte ma mère en moi, que depuis son départ vers d’autres cieux, elle y est comme jamais. J’entends qu’une absence n’est que la présence de ce qui, jusqu’alors de l’ordre de l’inconnaissable, se répand pour recouvrir ou se fondre à cet incroyable plus incroyable que la mort qu’est la vie. Être-là, dans cette immensité avant de passer à ce domaine aussi vaste, cercle gigantesque où s’engouffre les souffles disparus ou point de contraction si petit que l’œil nu ne le perçoit bien qu’il se trouve en tout, exige et donne. Il faut peut-être marchander, et ce, souvent âprement, avec toute l’intensité disponible, pour se sentir gagnant, pour ne pas perdre, totalement, la face. Être-là, le visage au vent, offert à tous les passants, hurlant de ce cinquième commandement et obligée de l’entendre pour soi également. Tu ne tueras pas. Ainsi, je ne tuerai pas la rose au feuillage abondant, l’amour donné par le cœur de ma mère, les visages défaits et tristes de mes acolytes, lointains et proches. Je ne tuerai point et ne mets que des points de suspension à cette phrase, à toutes mes phrases, pour mieux déposer, en temps et lieux, les gestes nécessités, me reposer aux bras qui savent me porter, me poser dans une pause et enfin savourer les sons d’une nature merveilleuse dans laquelle s’agitent les morts, tapis dans les interstices des ruines, dans les encoignures des bâtiments des vivants, dans les tréfonds de leur esprits et dont les voix révélatrices ne s’entendent que dans une solitude bénie. Oui, bénédiction, la parole bonne, la bonne parole. Lentement, orientée vers cette destination, j’entends que j’arrive.

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