vendredi 5 juillet 2013

Le bonheur, finalement



À une semaine de mon départ de cette Tunisie dorénavant chérie, marquée non seulement des traces du soleil qui brille tous les jours et qui m’a si goulument embrassée et embrasée, mais aussi, déjà de cette future trace indélébile encrée que j’ajouterai à mon corps, au ventre, car si certains lieux doivent être marqués d’une pierre ou une date d’une croix, tant pour se rappeler de l’emplacement du trésor que du grand événement, je me dois de porter à la surface de mon être ce qui m’a si profondément touchée et peut-être changée, du moins momentanément, soit le temps que je suis ici, le temps que l’intranquilité des débuts semble lettre morte. Ainsi, à une semaine de mon départ, ayant perdu le fil du début de la précédente phrase et constatant le délitage plutôt rapide des premiers mots posés en cette contrée, j’affirme, encore dans le silence accompagné de mon instrument musical préféré – le clavier – en d’autres marques toutes aussi fragiles que les expériences dont on ne sait jamais comment elles vont nous faire autre, ce qu’elles vont transformer et si elles agissent véritablement, durablement et, le cas échéant, si elles le font en certains points seulement de notre personnalité ou en tous lieux de manière généralisée, ignorant si les expériences ressemblent aux mouvements lents de gigantesques glaciers ou à celui plus frétillant des rus qui ruissellent. À une semaine du départ, j’ignore encore fondamentalement à quel rythme l’érosion se fait. En fait, je ne sais pas s’il doit être question de décollement de peaux mortes ou de parcelles minérales ou d’ajouts, croûtes qui s’étagent comme sur la terre ou sur l’écorce des arbres, anneaux de pulpe qui indiquent l’âge de l’arbre. Ayant encore perdu le fil, bien que l’ayant en bouche parce que c’est précisément d’une tirade logorrhéique dont il s’agit, et ce, parce que ma phrase est semblable à une banderole qui accueille les visiteurs étrangers, par exemple face au Colisée d’El Jem, ou qui indique les soldes du Ramadan au Monoprix, il appert que je peux y revenir à la toute fin, si toute fin il y a. Cette phrase qui est un titre, une pierre ou une croix répond à cet appel entendu depuis longtemps par les constructions concentriques, les ondes qui se déploient à la surface d’un liquide si des pas lourds remuent le sol ou justement si une pierre y est lancée. Les ronds faits dans l’eau appartenant à la famille des croix ou des chiasmes et autres architectoniques textuelles et graphiques qui me fascinent et que je pourchasse dans ce qui me tombe sous les yeux ou qui s’impose bien involontairement à moi. En ne terminant pas cette phrase ou gardant pour la fin sa terminaison, l’évidence de mon obsession brille en filigrane et éclaire mes matinées littéraires. Il me semble d’ailleurs presque anodin de sombrer dans ce procédé. Vaquant à la découverte du sud tunisien pour quelques jours supplémentaires, le rapt du prince arabe étant enfin scellé, je n’en oublie pas pour autant la finalité de ce déplacement, le choc culturel qui m’attend et qu’on nomme communément conférence internationale ou je présenterai le fruit de travaux récents sur la structure chiastique du second livre des Maccabées et plus particulièrement de la structure étonnante du septième chapitre dans lequel se déroule l’histoire sordide des martyrs qui dorment avec moi depuis bientôt presque trois années et qui représentent et présentent le sommet de ces cruciaux objets, sujets performant l’inversion, et qui parlent, en primeur, de résurrection. Le phénomène est intéressant en cet écrit, non pas en soi, parce que cette technique rhétorique est plus que fréquente aux antiques et bibliques textes, l’intérêt réside dans le parallélisme au niveau du fond, miroir de la forme, car les martyrs, de pauvres victimes se voient transformés en vainqueurs ici-bas et dans l’au-delà, celui du trépas et celui des générations dans la mesure où il en est encore question et que cette question est toujours actuelle, et que la femme ayant enfanté un nombre de fils correspondant à la sainte hebdomade subit également une inversion en son nœud central, au ventre, oui, madame, car elle est dite virile. Ce n’est que la pointe du iceberg, qui ne perd des plaques de glace même après une semaine d’été chaleureux. Un chiasme, c’est un X  qui irradie à partir du centre et part dans quatre directions ou plutôt deux, les pattes du haut et celle du bas présentant une distinction aussi nette que le noir et le blanc. Butler considère que la performativité est chiastique, soit une rencontre d’acte et de discours et d’autres soulignent que la maternité est chiastique, l’un et l’autre se formant dans l’axe et changeant définitivement l’un et l’autre. Il est facile d’abuser et de réduire la complexité de différents ensembles à une croisement, un joyeux mélange qui n’est pas sans effets sur les parties. Il n’en demeure pas moins que le martyre et els martyrs m’apparaissent comme des chiasmes, chacun à leur façon et que cette mort violente est d’actualité, bien autant que l’évasion fiscale qui fait scandale en Occident ou la violence conjugale, le passage du pouvoir au Qatar et j’en passe. Oui, madame, le martyre, ici, c’est presque de la petite bière de luxe en canette, parce que dans la bouteille de verre le taux d’alcool est plus élevé. D’ailleurs, n‘oubliant pas ou je voulais en venir au bout de ce voyage au bout de la Tunisie, il me faut ouvrir largement une parenthèse à propos de Sidi bou Zid, le bled ou l’incendie qui fit pousser des gendarmes couchés sur tous les chemins asphaltés a commencé à proximité duquel je suis passé dimanche dernier. Sidi bou Zid a vu, en octobre ou en décembre 2010, je ne suis plus certaine et ne peux vérifier sans la magie d’internet, un homme s’immoler face à la mairie en réponse à une contravention donnée par une policière insultante qu’il ne pouvait payer et lui signifiait que la méthode trouvée pour amasser un  maigre pécule était illégale. Ce dernier, un Mohammed, vendait des fruits et des légumes sur une charrette comme on en voit tant dorénavant.  À bout de tout, un matin, il s’aspergea de gasoil et craqua l’allumette qui mit la Tunisie dans tous ses états, ce qui renversa l’État Ben Ali, Tunisie sans dessus dessous, tournant sur elle-même parce que son histoire arrivait à cet apex. À quelques coups de volant de cette minuscule ville, je n’ai pas osé demandé à mon chauffeur, qui me drive crazy, de faire le détour pour voir la place du martyr, mais j’y songeais sans cesse en lisant la signalisation routière annonçant fréquemment notre présence dans le directorat ainsi nommé. Je n’ai pas osé, peut-être pour éviter cette discussion, mon collègue de jeux amoureux n’étant pas un intellectuel et se sentant menacé dès que j’ouvre un livre, mais surtout la bouche pour discuter politique, art ou religion avec un de ses collègues ayant la réplique plus facile sur ses sujets que lui-même. Je ne souffle mot sur cette histoire et cette révolution, car j’ai rencontré un classique, un mec extraordinaire qui s’imagine bien dans ses baskets et confiant, mais perdant la face en moins de deux devant la femme qu’il croyait dominer. Oui, chéri, je suis plus culturelle, comme tu le dis et oui, ça te menace. Oui, l’appartement où je n’habite que deux mois est rempli de livres, oui, je lis les journaux de ton pays et regarde la télé pour savoir ce qui se passe ici ou en Turquie. Et oui, même si c’est en arabe, je comprends, Oui, je saisi le sujet de vos conversations et oui, je connais les cinq fameux piliers et les distinctions nuancées des sunnites et des chiites, manifestement plus que tant de gens qui appartiennent à cette religion, qui pensent être les seuls à posséder la clé et aiment que les occidentales portent le hijab, mais ne vont pas plus loin, ce qui est fort dommage. Il m’arrive de me dire que apte à faire cette profession de foi, la clé, à entrer en chantant dans l’islam, ce que je ne fais pas ou le récitant toute seule dans l’oreille d’Allah, je connais plus ce système et en ait une admiration plus grande que ceux et celles qui le vivent par la force de la naissance, par la tradition qui colle à la peau. La peau du prépuce, celle du front par toutes ses prières, celle du palais quand sonnera le 8 juillet et qu’un mois durant, ils se traineront le jour et se rempliront le cul la nuit, celle des mains par l’aumône donnée ou reçue et celle des pieds par ce possible pèlerinage en ce lieu interdit tant que je n’accepterai de prononcer mon vœu, ma reconnaissance de cette vérité et de considérer ces mots tels : La Illah aliha Allah, Mohammed Rassoul Allah devant un tiers qui me confirmera que j’ai la clé, alors que je pense qu’il y a un imposant trousseau pour entrer dans ces mosquées et autres lieux saints, dont dans cette oumma ou simplement cette langue qui est un univers extraordinaire. Pour en revenir aux martyrs, j’ai vu les mots Sidi Bou Zid sans broncher et un peu plus tard, j’ai appris la raison de cette multiplication des flics morts et par leur nombre j’ose évaluer que le redressement du pays prendra à peu près cinq ans. Je déconne à peine, mais insiste pour dire que ces innombrables dos d’ânes sont les seuls moyens de faire ralentir la circulation plutôt anarchique. Pas de feux rouges à Tozeur, un arrêt à Hergla, à peine plus à Sousse, pourtant la ville en troisième position de peuplement.  Il faut dire qu’il y a aussi de nombreux ronds-points qui se révèlent un ingénieux et peu couteux système. Il en de même avec le dos d’âne qui, en soi n’est pas problématique. Là où le bat blesse est qu’il en a maintenant des milliers. Ali en a compté 185 entre Douz et Matmata, si je me souviens bien, ce qui est ridicule considérant qu’il y a presque autant de kilomètres séparant ces deux villes. Or, ces dispositifs sont surtout regroupés autour des entrées et des sorties des agglomérations que je n’ose dire urbaine. Plusieurs sont étatiques, avec des plaques de métal et des bandes de peintures pour les annoncer. Des panneaux placés quelques mètres avant eux signalent aux conducteurs leur présence et leur permettent ainsi de ralentir en temps opportun. Plusieurs, soit la majorité maintenant, ont été mis en place soit par les municipalités qui s’arrogent différents pouvoirs – vive la révolution – mais surtout par des voyous. L’histoire est inquiétante, on me la présenta d’ailleurs comme un mauvais rêve et ce songe m’a ramené à celui dont ne se réveillent presque jamais les Libanais. Étant donné que ces gendarmes morts forcent à ralentir sinon arrêter selon la courbe prise par le dos de l’âne ou la protubérance ventrue du policier, certains eurent l’idée d’en installer pour prendre les voyageurs en otage. Armés, ces hommes faisaient la loi sur els routes et volaient les gens, le contenu de leurs poches, du coffre à gant ou la valise arrière quand cela n’allait pas plus loin pour des convictions politico-religieuses divergentes. Je n’ose imaginer le barbu avec sa kalachnikov menaçant ma beauté parce qu’il a sa boite de bière entre les cuisses et écoute du naughty rap, avec moi en plus, sise à ses côtés les joues encore rouge de nos leçons de latin. Heureusement, désormais, ces renflements d’asphalte artisanaux ou professionnels ne ralentissent plus que la circulation pour le bonheur de la trouillarde que je suis. Fin de la parenthèse. J’en étais à cette phrase qui ne veut se dérouler normalement, laisser la suite se pointer, comme si elles avait flairer un danger et que de se montrer entièrement dans la lumière en ferait une cible, l’enverrait aux pays des ombres, dans l’envers de la vie nue. Or, à une semaine de ce départ que je redoute avec les minutes qui s’égrènent sur le plancher blanc de cet appartement qui montre les passages répétés à la plage et au désert, minutes qui s’emmêlent aux grains rouges et jaunes laissés par nos souliers, je peux affirmer que désormais, la lettre est vive et l’écriture n’est pas une façon crasse de rejeter le fiel, de repousser la douleur, de mettre à mort la mort, ou même de me convaincre que j’ai bel et bien cette capacité à exprimer si ce n’est d’imprimer des livres qu’on s’arrache et cite à l’envi. Ça ne m’importe plus, les affres compétitives universitaires ne me dérangent pas, le succès littéraire me laisse indifférente, je sais que je ne dois que vivre avec ce que j’ai à faire avec ce qu’on m’a donné et tenté, sans tambours ni trompettes, d’atteindre un durable bonheur, délirer à fond en sachant quand faire cesser ce délire.
À l’orée de mes trente-sept ans, dans ce grand appartement blanc de Tunis, seule, j’imaginais que j’étais ici pour me précipiter vers la mort, avec la conviction que ce qui meurt a une plus grande propension à modifier le monde autour. Sept semaines plus tard, une quarantaine de jours comme ceux de Jésus passé au désert pour lutter contre ses démons, ayant fait deux virées dans ces territoires arides, mais vivifiants, je ne le pense plus. La mort m’a lâchée les baskets et mes pieds avancent avec assurance, portant ma tête solidement entre les nuages rieurs taquinant les raies d’or qui fustigent ce pays. J’entends Ali me dire que je dois écrire sur le désert, ce bel amoureux blanc et rouge qui s’étend sur des kilomètres, qui murmure incessamment la liberté et le calme de ce présent offert avec la vie. Choisir la vie, la prendre et se laisser prendre par elle, ouvrir les portes et les fenêtres, apprivoiser les vents et se la couler douce tant qu’il est possible tant que la tempête ne frappe et exige de se couvrir le visage complètement, de fermer les yeux et de retrouver la noirceur. Dans le deuxième voyage au sud, réponse faite à la demande du chevalier musulman pour qui mon départ rime bel et bien avec Ramadan ou grand jeûne, j’ai trouvé dans l’envers de mes paupières encore de la lumière. La nuit est partie sur un autre continent et le jour perdure pendant ce temps que je suis entre des dunes, des dromadaires paissant tranquillement, des sources de sulfure, baignée par des notes offertes à ce bel amant, enveloppée par sa voix grave qui voyage sans efforts apparents de l’arabe au français en passant par l’anglais et qui m’apprends à dire plus que bonjour comment ça va. Ainsi, les bières bues sur les rives d’un lac salé sous un soleil rosissant que les Russes venaient photographier, Ali m’a parlé du cancer de son père et de sa disparition, de cette commune exception que nous avons trouvé en cette journée de mon arrivée dans sa vie sur le trottoir de l’avenue Habib Bourguiba en croquant des amandes qui rendent les hommes virils, soit qui fortifient leurs érections selon la légende qui circule. Il a mangé tout le sac, m’a conduit chez un ami, m’a fait une crise de jalousie ensuite parce que l’échange entre moi et cet ami allait trop bon train, m’a amené à la pharmacie de nuit ou dans une petite pièce, attendant qu’on vienne me refaire un pansement sur mon pied, il m’a embrassé. La place était bondée, il ne s’en souciait guère malgré mes protestations de fille qui connaît ce monde musulman. Ce n’était pas une première, ayant su saisir le moment lorsque je jubilais dans le couchant, la caméra au poing et son bras à mon cou. Il me convainquit de rester sans toutefois vouloir mentionner le tarif de ces quelques jours en sus de crainte que je ne puisse me permettre cette dépense et être avec lui pour ces prochains deux jours de congé.  Congé payé, oui. Or, il coupa la poire en deux, paya tant et tant pour moi que je ne sais plus la valeur de cette tournée entre Tozeur et Gabès ou sais plutôt que je n’étais pas une touriste, mais son invitée. N’empêche, après avoir manifesté son inclinaison, mais surtout sa noire jalousie qui me sembla alors trop intense pour les heures que nous avions eu ensemble dans le silence et dans nos brefs échanges, il  me quitta devant la porte de la résidence avec une promesse d’y être de retour le lendemain matin dès 9 heure. Je devais, une fois de plus, faire confiance et possiblement manquer le train pour revenir à Sousse, mais j’étais prête à croire, fascinée d’être saisie par la croyance plus que la crédentité, pour faire changement, pour ajouter du piquant ou parce que le refus assure, justement qu’il ne se passera rien, alors que la confiance, même aveugle, provoque le destin. Mektoub ? Je ne sais et ça m’importe peu. D’ailleurs, ce n’est pas le genre de formules qu’il emploie, peu croyant qu’il est, du moins, du charabia islamique et des préceptes proposés, parfois, ma foi, fort arriérés. Ali est la seule personne que j’ai rencontrée depuis mon arrivée qui est à l’heure, même plus que le train à El Jem ou à Sfax. Ainsi, comme convenu, en mettant le nez dehors, je constate que le 4X4 est stationné devant l’entrée. Puis, avec nos bagages choyant sur le siège arrière, nous refaisons le trajet d’hier pour acheter de l’eau fraiche qui deviendra rapidement aussi chaude qu’un geyser. Nous nous dirigeons vers Douz, la dite porte du désert et devons, pour se faire, traverser le grand chott, le lac salé qui sépare les deux grands points de ralliements des chameliers que sont Tozeur et la susmentionnée et dont la superficie est impressionnante. À gauche à droite de notre boite à musique qui crache son techno à tue-tête, partout des cristaux brillent tels des flocons de neige, hormis la route d’asphalte qui coupe cette irrégulière forme blanche dont le relief brisé porte en elle le « sur » qui existe aussi à Tozeur et dont j’ai auparavant parlé. À cet effet, il m’appert qu’après mures réflexions, il me faudra peut-être dire que l’ensemble de l’œuvre sous le je ne sais trop quel parallèle est surréaliste et surnaturel, invariablement « sur ». De ce lac, l’eau s’est retirée il y a fort longtemps, mais mes idées sur cette mer intérieure ont dû être révisées plus tard suite à l’annonce qu’une ancienne savane où les animaux de cette Afrique noire s’accouplaient dans les ombrages formait naguère le paysage. Dorénavant, le Sahara, qui signifie désert en arabe parce qu’il ne sert parfois à rien de chercher loin la poésie inhérente aux langues, distingue ces deux mondes, leur faune et leur flore respective. Le sel rutile comme une mine diamantaire à ciel ouvert et les drames de l’exploitation ne frappent pas aussi durement, les hommes ne s’entretuent pas pour ce qui vaut bien moins sur les marchés boursiers. Pourtant, ce sel qui donne une saveur plus que métaphorique à nos existences avec tant d’autres épices, est ce qui mit en branle d’importantes transhumances. Du moins, c’est ce qu’on raconte, bien que je ne pense pas que la gastronomie ait été l’incitatif principal ou exclusif, tous et chacun pouvant manger de la merde ou des plats fades sans pour autant vouloir bouger son cul et aller à la limite du monde connu. C’est encore comme ça, tant en ce qui concerne le sel qu’on met à nos langues et qu’on pourrait extraire de pleureuses professionnelles, femmes fontaines comme moi il y a quelques mois, que du sel invisible qui ronge les construits soi-disant solides et oblige des remplacements fréquents, et dans le cas qui m’occupe, des déplacements. Le sel, donc, pris en bloc qui rougeoie au contact des eaux sulfureuses, en d’autres endroits retrousse en croûte comme une peau parsemée de plaques de psoriasis au stade final. Certains parlent de paysage lunaire en raison des zones grises et sèches qui sentent la poussière et qui sont peut-être des réminiscence de phosphate, la plus grande richesse naturelle de Tunisie, engrais qui sature le sous-sol aux environs de Gafsa, la grande ville du sud. Je ne vois pas la lune, j’imagine toutes les planètes sur lesquelles nous n’avancerons pas avec nos mains nues et je vois ce soleil qui me conduit à vive allure. Il me vient à penser que les dromadaires conservent leurs eaux ou peuvent ne pas boire pendant plus de deux semaines en raison du sel qui retient les coups de suées bien plus que grâce à la bosse ou je ne sait quelle autre qualité physiologique. Au café où Ali se boit un troisième verre de ce sirop noir et sucré pour retrouver sous peu son humeur tant vantée dans son petit cahier, des petites étendues liquides me ramènent à la Mer Morte, à cette pire journée de toute ma vie, comme je lui ai dit, parce que la pression atmosphérique en raison de notre situation sous le niveau de la mer atterre, parce que l’eau oléagineuse à souhait ne rafraîchît pas, parce que toutes les plaies, égratignures et infimes blessures sont mordues par la chimie, parce que les amas solides et piquants qui forment le rivage n’invitent ni à la détente ni au plus élémentaire confort. Sur les berges de cette mer, il est impossible d’oublier son corps et mêmes si les vertus thérapeutiques se font sentir au niveau de l’épiderme à retardement, dans le présent,  l’âme souffre sans dire un mot et le monde est alors bien maussade. Malgré le souvenir négatif de cette station, j’y retournerais n’importe quand et serais au moins informée qu’en cette date, ma vie serait de la marde. Sinon, des vieilles coques de bateaux sont échouées dans le paysage et sur lequel des drapeaux du pays fouettent le bleu infini qui n’est rayé par aucun intrus cotonneux, ils battent pavillon bien que les amarres ne puissent être larguées. En arrière plan, l’Atlas, toujours, qui se pointe avec ses sommets déboulant dans la vallée, de moins en moins élevés allant vers l’Est, avec ses tranches colorés qui semblent avoir été modelées par les doigts de mille mains. De plus, un panneau routier indique que l’Algérie est là, à 150 kilomètres alors qu’elle était derrière les pics parcourus la veille à moins de quelques mètres et que les bicoques abritant les officiels passages frontaliers étaient apparents. Le monde est beau, il n’est pas dix heure et la brise est suave, partage cette température que nous avons tous déjà au corps,  rendant la présence au monde étrange, comme si les parois entre le monde et soi s’abolissaient à chaque bourrasque soulevant les poussières raréfiées, peut-être les pincées de sel qui me resteront sur les épaules en fin de course. Nous sommes sur la route empruntée par les participants du défi Paris-Dakar et les murs du café sont recouverts de cartes d’affaires, d’autocollants promotionnels, de souvenirs laissés par les migrants, dont une vielle carte de crédit brochée et des photographies de photomaton délavées par l’ardeur de l’ardent. Trois cigarettes respirées plus tard, mon chauffeur qui raconte à qui veut bien l’entendre que je suis sa copine, reprend le volant et nous avançons vers Kebili, pour ensuite rejoindre Douz, manger, acheter des vêtements crochetés de jaune bouillant, des pastèques et de la viande de dromadaire. Or, suite au passage au souk chez ses 300 amis qui possèdent vautours, fennecs et autres bestiaux domestiqués, c’est l’heure de la sieste, l’heure ou il est plus sage de s’enfermer et fermer les volets que de vaquer à diverses occupations. Pas un commerçant n’a laissé le rideau de fer ouvert, pas de viande de dromadaire, pas de pastèque et la climatisation s’installe changeant la sonorité des heures que nous allons passées pour se rendre à Ksar Guilane, la fin du monde, le plus bel endroit de la planète, le lieu où le souffle va me manquer et me revenir en force, où je perdrai pied sur l’horizon de dunes et la tête sous la voute étoilée. Nous ne sommes plus dans le lac, mais sur une route traversée de-ci de-là par des amoncellements de sable que seul un chauffeur expérimenté peut naviguer, et ce, avec une monture appropriée. Je suis entre bonnes mains, tant assise à sa droite que devant lui lorsqu’il propose de me photographier dans ces décors de cinéma, le sable aggloméré serré a permis de creusé des béances et formé des maisons troglodytes. Ce sont de fermes buttes qui créent enfin des abris  revêtus de peaux ridées, craquelées aussi par des écarts climatiques propres au jour et à la nuit, comme s’il n’y avait qu’une saison et que la rotation de la terre sur elle-même et jamais pas autour du soleil. En prenant la route du pipeline enfoui, nous prenons aussi des passagers qui se rendent dans ce fin fond du monde et peuvent attendre longtemps que la caravane passe. Ali alors ne me parlera plus qu’en anglais pour que nos propos, bien qu’anodins ou du moins pas lubriques ou impolis, ne soient saisis par ce vieil homme et son fils. Rien n’a changé dans le caisson, il me tient toujours la main, il n’a pas baissé le volume de sa musique de jeune écervelé, il n’est pas du genre à se censurer ou si peu considérant tous les comportements qu’il conviendrait de réprimer dans cette société où la puissante communauté confronte encore bien souvent la liberté individuelle, ce qui rend cette révolution si difficile à traverser. C’est le bordel, convenons-en et tous les journaux locaux que je lis sur le sujet m’encourage à penser que les islamistes vont se péter la fiole s’ils réussissent à écrire une constitution ou même enclencher des élections comme convenu dans les délais. Ces dernières devraient avoir lieu en octobre ou en décembre, mais comme rien n’a encore été fait en ce sens, soit qu’un comité de campagne électoral n’a été formé, ce qui devrait d’ailleurs causer maints problèmes vu la façon dont un simple projet de loi peut rencontrer mille aléas avant de se concrétiser, il est plus que probable que les élections en Tunisie ne se fasse qu’en 2014. Certains avancent qu’Enhanda connaît sa fin inéluctable et ne gagne que du temps, créent des alliances pour faire de l’argent, mais que le pouvoir va leur échapper puisqu’il leur échappe dès maintenant. Il faut le dire, ce n’est certes pas une tache facile, mais ce parti est démuni de pensées et de personnes aptes à diriger, les intellectuels ou les libres penseurs, précisément, ne font pas partie de leur clan. Voilà, c’est dit et c’est partagé par une majorité de Tunisiens qui en ont plein leurs casques de cette ignorance qui ratisse chez les ignorants et cultive cette crasse ne permettant surtout pas à leur nation de briller comme il conviendrait considérant, entre autres, sa diversité et les lueurs brillantes qui y surgissent comme sur les rivières salées du chott el djerid. La voiture monte et descend, glisse d’un coté et de l’autre sans que je comprenne pourquoi cette route est à ce point sinueuse, l’ensemble me paraissant si peu accidenté. Pourtant, les collines pointent leurs mamelons au ciel, mais c’est surtout l’extraction du pétrole qui exige d’éviter la circulation directe au-dessus de l’or noir qui s’écoule lentement jusqu’à la raffinerie. Les dunes de sables s’évanouissent dans l’arrière pays déjà fardé d’une lumière de journée à bout de souffle, après le grand rush. Puis, Ksar Guilane ouvre ses bras ou devrais-je dire ce peignoir de palmiers pour laisser voir l’alignement de campements berbères qui, eux-mêmes, longent le refuge d’infinis poussières d’or.  C’est après une fausse sieste, soit où je ferme l’œil mais ne dors pas, que m’attend le coup de cœur, le coup de tonnerre, le coup de foudre et que cette première visite laissera, sans marque visible, une empreinte assommante, ce pourquoi surgit, peut-être, cette urgence d’en faire une à mon corps pour que ce passage ne puisse disparaître si la maladie dégénérative m’atteint dans le lointain. C’est en quad que nous irons voir le Maghreb faire son spectacle. J’ai écouté le conseil du spécialiste. Je n’apporte rien, ni dans mes poches, ni en bandoulière, seul le chèche sur la tête pour me protéger et les bras plein de cet amour naissant. Il ne prend qu’une minute pour sortir du décor civilisé, organisé autour de la source chaude, perdre de vue les chevaliers vêtus de noir sur leurs majestueux chevaux musclés, les cafés où les visiteurs s’attablent. Il ne prend qu’une minute pour que je ne veuille plus jamais revenir à Montréal. Je pleure et ce n’est d’avoir de la poudre aux yeux. Je n’en crois pas ces yeux et pas d’avoir ses larmes qui montent et brouillent ma vue, pas d’avoir quoi que ce soit, mais d’être là et que ce là existe, purement beau, sans aucune transformation faite par l’homme, juste le don fou de la vie, simplement la nature dans sa démesure ou sa mesure qui n’a rien à voir avec celle des animaux que nous sommes. Plus on s’enfonce dans la marée montante, parmi les vagues de roches pulvérisées au plus fin,  plus je serre Ali fort contre moi et plus je pense à ma mère, à mon père, à mon frère, à ma sœur et je les voudrais témoins de ce dont je suis témoin. Il existe maints itinéraires pour avancer jusqu’au sommet et alors, je fais mes pires grimaces et fond, comme si pleurer ainsi combattait la puissance de ce qui n’a pas une goutte visible ou comme si je devais déposer de cette rareté, semblable à un orage égaré au-dessus de cette étendue dont l’aridité ne rime par avec fatalité.

Je me rassois de retour de la plage devant ce Mac dorénavant gravement abimé par un café malencontreusement renversé il y a deux jours sur la table de patio. M’enfargeâmes du bout du pied, toute la structure remua et ma tasse pleine se vida de moitié sur le clavier, sur le cœur et les poumons de cet objet chéri, fondement du travail, base de mes loisirs. J’épongeais tant bien que mal l’objet et il semblait en état convenable lorsque je quittai pour Sousse, vaquer à mes obligations officielles de coordonnatrice et mes non moins officielles obligations à l’égard des miens. Puisque je ne peux fermer à clé l’appartement et ayant un volet cassé m’empêchant de clore la demeure complètement, je veille toujours à cacher en lieux surs, soit là ou l’on ne regarde pas pour voler les gens, mes nombreux biens de valeurs. Alors, l’ordinateur se retrouve sous une pile de couverture dans un placard et ses différentes composantes éparpillées dans la maison. Craintive, je sauvegarde tous mes écrits sur deux clés déposées dans des endroits distants et tous aussi inusités. Je suis ainsi partie, laissant derrière moi la thèse, la littérature, la collection de photographies et la discographie dans ces abris, et ce, que ce soit au bout du pays ou à l’épicerie au centre du village, à moins de dei minutes de marche. Pourtant, une grille verrouillée ferme l’accès à la maison et Fredj, le gardien y est présent la plupart du temps avant que ne retentisse l’avant dernier appel à la prière dont j’ignore l’appellation. Jusqu’ici rien n’est survenu de décevant ou d’alarmant, mais ragaillardie par des messages touchants et des tâches réalisées sans que je n’ai à remuer les doigts, je suis entrée et ai trouvé l’ordinateur embué et ne répondant plus à mes commandes » Il prit presque cinq minutes avant de me demander mon mot de passe que je ne pu entrer adéquatement la touche 5 demeurant inactive, la seule de tout le clavier qui ne réagit pas à la pression et dont j’ai absolument besoin pour entrer dans ce monde, revoir le visage de Ali, terminer la conférence et finir la présentation PowerPoint qui l’accompagne pour cet événement devant avoir lieu dans un peu plus d’une semaine. Je tente de d’ouvrir le tout et m’attelle aux satanées minuscules vis dont le tournevis a été omis dans mes volumineux bagages. Le couteau fera l’affaire, mais maintes résistances ne me réduisent pas à abandonner si facilement. Je persiste, mais en vain. Puis, l’idée lumineuse me vient d’arracher la touche qui défaille et de triturer le circuit pour qu’il me manifeste sa réponse dans l’écran. Une fois sur deux, ce procédé fonctionne, mais le mot de passe ne paraît plus le bon. J’utilise ce mot de passe depuis mon inscription au collège et je sais pertinemment que je ne fais pas erreur. Je reste calme, je m’étonne de ce calme et me convaincs que je me rendrai encore demain à Sousse avec chéri sous le bras pour trouver quelqu’un qui me permettra de mettre le doigt, mais tellement, sur le sésame et entrer dans la caverne ou se trouve, oui, le visage d’Ali, mais aucun voleur dans des jarres, c’est-à-dire la seule partie de l’histoire que nous avons réussie à nous souvenir de concert lorsqu’il se moqua de son nom et de ses différents référents. C’est que Ali disant baba, dit aussi qu’il est père de trois enfants, l’aveu qui tomba un soir où nous avions nos plus beaux atours dans le bar après qu’il m’eut questionné sur mes relations amoureuses et montré un dédain certain pour ce cher Jasmin, le dernier en lice, simplement parce que c’est le dernier et que j’imagine avoir encore dans le regard quand j’en parle, même en mal, des pointes d’affection. Sa maladive jalousie me fait rire considérant ce qu’il me raconta par la suite et le temps de digestion requis qu’il me fallut pour passer par dessus cette omission des premiers jours. Ali Baba, avec deux  jours supplémentaires en ma compagnie, devint Ali buvette Baba, parce que chéri est porté sur la bouteille, pour son plus grand malheur, soit la nette certitude que j’ai concernant les raisons ou déraisons de sa séparation, soit ce vice plus ou moins fréquent en pays musulman et surtout terriblement mal vu et mal vécu. En d’autres mots, Ali ne boit pas vraiment plus que moi ou que maintes personnes de ma connaissance, mais ici, le vin n’accompagne pas les repas, les célébrations familiales ne sont pas arrosées et j’en passe. Ainsi, le gars qui aime tétée de l’alcool et se reposer dans ces bras après de difficiles journées et des stress ridicules représente une tare, sinon un parfait taré. Or, voilà, face à cet écran qui demeure figé sur la question et le sésame qui ne répond pas, je réponds en buvant toutes les canettes de Celtia achetées dans l’après-midi et m’enivre seule, ne sachant plus quoi faire de mes dix doigts. Contrairement au sud, où il est possible de s’enfiler une caisse de douze sans en ressentir les effets au réveil, au nord, la migraine frappe fort. C’est, paraît-il, une affaire climatique et atmosphérique, à l’inverse, j’imagine, de ce qu’on ressent aux abords de la Mer Morte. On raconte également que dormir quatre heures dans le désert équivalent à huit heures de repos. J’aimerais pouvoir le confirmer, ma dernière nuit à Tozeur n’ayant durée que trois heures et demie, mais lorsque les deux réveils sonnèrent sur le patio où nous avons dormi en raison d’un climatiseur défaillant et du romantisme décadent que la lune presque pleine proposait, la tête voulait me fendre et mes yeux se recaler profondément dans leurs orbites, comme des têtes de tortue se rétractant à la vue d’un quelconque mouvement. Fatiguée, brulée morte, la deuxième tournée dans le sud, haute en rebondissements de toutes sortes, a eu peu à voir avec la première. Mais je m’égare et n’ai pas terminé de m’extasier sur le désert à Ksar Guilane, ne me suis encore rendue à Matmata ni à Gabès, le fief des salafistes ou l’homme me déposa à la gare et prodigua de nombreux conseils pour éviter tous types d’harcèlements, tant parce qu’il veut prendre soin de moi – mais qui prends soin de toi, a-t-il, un moment donné, laissé tomber banalement –, que parce qu’il est jaloux et qu’une rencontre avec mieux que lui pourrait l’éliminer. De plus, je n’ai pas terminé cet épisode cauchemardesque de l’agonie informatique et la phrase du commencement demeure en suspens. Cher lecteur, chère lectrice, ne l’oublie pas ! Donc, aux environs de midi  je me dirige vers la ville pour voir ma préposée aux affaires touristiques, qui me reconnaît et à qui j’en profite pour faire mes adieux, afin de trouver la solution à ce problème que je veux garder bénin dans ma tête de linotte qui ne veut se résoudre à la fatale catastrophe. S’il fallait que cet ordinateur ne réponde plus jamais, je me verrais obligée de réécrire tour le papier, de reconstruire tout le PowerPoint et de dire adieu à ces clichés saisis dans la lumière, ces souvenirs de ce qui me semble encore irréalité, toujours irréalité, parce que trop intense et trop doux à la fois. Ce qui me tue n’est même pas la conférence, il me reste du temps pour retravailler et je connais trop de gens réussissant à pondre ce genre de document en une soirée, ce sont les moments du quarante-cinquième anniversaire de mariage de mes parents dont je ne sais s’ils se trouvent dans le disque dur externe à Montréal et ces moments hallucinants que je n’ai pas encore pu partager depuis Hergla n’étant pas branchée. Parmi ces derniers, ce moment, d’ailleurs, à Ksar Guilane où Ali me ramena pour que je puisse, cette seconde fois, saisir ce qui m’a si profondément saisi lorsque j’y étais nue et démunie, obligée de graver et garder pour moi ce grandiose spectacle que les mots de Musil décrivent mieux que moi sans qu’il n’y soit jamais allé lorsqu’il parle du monde au sixième jour, alors que Dieu est seul face à sa création sans l’homme pour la saccager et lui donner du tourment. Après deux heures de recherche, deux informaticiens sont parvenus à identifier la blessure et panser cette dernière. Me voilà donc pianotant sur un clavier arabe, maitrisant enfin ces touches qui au début de ce périple me paraissait impossibles à apprendre ou me rendant la tache d’écrire plus que pénible, décourageant ces élans salvateurs qui me prennent pas mal n’importe quand, pour ne pas dire tout le temps. Le clavier du Mac  est foutu, la musique ne joue plus, l’ordinateur ronronne difficilement, râle serait donc plus juste, mais les données sont conservées et j’ai enfin transféré ce qui se doit de rester dans les annales. Le muezzin chante dans les hauts parleurs de Hergla, avec ce joyeux décalage, les oiseaux chantent dans les ramages bruissant sous les caresses du vent et la mer fait entendre sa respiration, dans ce fond sonore se joint la symphonie que j’écris pour combattre l’Alzheimer, l’évanouissement du temps présent, du temps passé il n’y a pourtant pas si longtemps et que je crains d’échapper, temps d’échappement du soi qui se confond avec la farine sous mes pieds, la chape d’azur et le seul souffle qui redessine sur son passage le paysage, creuse des rigoles sur les versants qui en sont fouettés. Je me rassois et désire continuer, car lisant encore ce livre faisant pas moins de 2000 pages, j’en suis arrivée au drame incestueux, aux sections qui traitent de questions amoureuses tant de l’amour mystique que de l’amour physique et qui décrivent, bien involontairement, mes sentiments et mes impressions face au désert. Puisque cet auteur manie la plume avec un brio inclassable, tellement mieux que moi, j’ai envie de reprendre ces mots et de les mettre là, pour me les mettre en main, pour sentir que je peux les écrire même s’ils ne viennent exactement de moi, comme une touche de cigarette prise à celle de la bouche aimée sur laquelle le gout des lèvres est imprimée.     
        
« La perpétuelle activité accessoire de l’esprit pour tirer du chaos d’injustice où il est empêtré une bonne conscience personnelle au bout du compte s’interrompt enfin et laisse à l’âme une indépendance démesurée. Une tendre solitude, un orgueil haut comme le ciel répandaient parfois leur éclat sur ces sorties dans le monde. À côté de ses propres impressions, il arrivait en de tels instants que le monde parut enflé comme un ballon captif que cernent les hirondelles, ou ravalé au rang d’un arrière-plan aussi minuscule qu’une forêt à l’horizon du regard. Les obligations bourgeoises auxquelles elle avait failli n’angoissaient plus que l’approche encore très lointaine d’un bruit grossier ; elles étaient sans importance, sinon sans réalité. Ordre immense réduit à une immense absurdité, voilà ce qu’était devenu le monde. Pourtant, pour cette raison, chaque détail apparaissant avait cette tension palpitante de l'exceptionnel, la tension presque excessive de la première découverte personnelle, dont la magie ne peut se répéter deux fois. ». Puis, un peu plus loin : « Il faut y rester tout à fait tranquille. On ne doit laisser place à aucun désir d’aucune sorte, même pas à celui d’interroger. On doit se dépouiller aussi du bon sens avec lequel on traite ses affaires. On doit priver son esprit de tous ses outils afin qu’il ne devienne pas un outil. Il faut lui enlever toute science et toute volonté. Il faut bannir la réalité et l’ambition de se tourner vers elle. Il faut se contenir jusqu’à ce que la tête, le cœur et les membres ne soient plus que pur silence, Quand on a atteint ainsi l’extrême désintéressement, le dedans et le dehors se touchent, comme si un coin qui divisait le monde en deux avait sauté.  »

Ksar Guilane, donc et l’état dans lequel je m’y trouvais, nez à nez avec l’excès qui ne pénètre pourtant violemment. Avec une finesse inouïe et un relâchement certain de plusieurs retenues, je me trouvais neuve dans les bras formées du ciel et de  cette terre qui ne dit mot compréhensible, mais soufflent néanmoins à plein poumon. J’avais l’impression que le sol sous mes pas respirait, que sous cette trame moiré se jouait une histoire d’amour entre le créateur et sa création, et que ni désirée ni indésirable, j’avais ceci devant moi, sous moi, partout encerclée par la grandeur que je n’ai vue nulle part ailleurs. Une autre fois, je me suis donc cru déjà trépassée, dans un royaume où l’énergie dynamique de l’humanité n’existait point, où seule régnait encore la nature, comme au sixième jour avant que le crime ne soit commis et que Dieu aille à se reposer de sa bévue monumentale, semblable à un père dont le comportement débordant l’entraîne dans une cachette loin des regards pour cuver sa honte et trouver, peut-être des mots d’excuses qu’il ne dira néanmoins jamais, l’isolement étant déjà le signe de cette défaite et des remords qui généralement l’accompagnent, une manifestation suffisante. Sur la butte sur laquelle nous nous enlisâmes ensuite, j’ai un autre monde à mes pieds, je suis convaincue que l’altérité ne se trouve au sein de mes semblables, mais dans le désert. Je comprends les anachorètes d’y avoir fuit en masse, rendant la poursuite difficile et légèrement paradoxale. C’est qu’à l’époque, il ya avait foule au désert, alors que maintenant, je suis là, seule, terriblement seule, avec ce mec qui ne dit mot et observe ma façon d’observer cette nouveauté, comme une homme s’attendrit possiblement lorsqu’il regarde la jeune fille qu’il déflore.  Je me pensais en territoire connu, ayant passé trois jours et trois nuits dans le désert du Sinaï, cependant cette visite éclair comparativement, l’heure que je déambulai sur les dunes annula cette idée du supposée connaissance. L’erg et le reg sont comme les Russes et les Tunisiens qui tentent de communiquer, les uns ne possédant aucun lexique, les autres tentant, tant bien que mal, d’aller au-delà du spasiba. Se frotter aux uns ou aux autres ne donne pas les mêmes résultats, s’il doit absolument y en avoir. Après plusieurs manœuvres pour nous sortir de notre enfoncement ridicule dans le sable, les pneus étant trop gonflés selon l’expert en la matière, il m’amène au Ksar, justement. Château romain dont il ne reste que des pans de murs et qui soulève l’interrogation de mon collègue barbu, soit que venaient-ils faire ici ? Je ne peux que lui répondre : « la même chose que nous » et je me dis qu’ils devaient en profiter pour se saouler comme des porcs, baiser comme des lapins et se vomir le corps le lendemain pour mieux recommencer à l’abri de tous les regards et surtout en compagnie des dieux, soit échapper au tumulte déjà effréné et ridicule du monde. Au retour, je dois répéter ce que j’ai précédemment avancé, soit que l’impression demeurera plus profondément imprimé sans le dérangement de la caméra, que sans m’attarder à saisir le plus beau cliché qui ne pourra, au demeurant, jamais rendre l’ampleur de ma surprise et de mon émerveillement, j’ai pu me livrer toute entière à cette présence. Ksar Guilane, c’est aussi le pain cuit dans la terre, sous les braises,  tel que j’en ai mangé en Égypte bien que mon comparse tunisien insiste pour que ces compatriotes aient l’original ou un original qui ne peut ressembler à celui des autres déserts. Ksar Guilane, c’est une soirée arrosée de bières et de musique faite maison, où les darboukas vibrent et la poche aux cornes de gazelle vrille entre les mains expertes du comique de service. Un couple d’amis d’Ali partagent ce bonheur avec nous, des touristes français, dont des jumelles qui alignent les volutes de fumée et ne bougent le gros orteil tandis que leurs conjoints se déhanchent comme des sauterelles et laissent sortir de leur trop grand sérieux un brin de folie. Je trouve toujours admirable ces expressions maladroites, mais néanmoins touchantes de ceux et celles qui se retiennent constamment et décident quand l’heure des vacances a sonné, qu’il est temps de délester de ce lourd bagage. Il me faudra danser malgré mon petit pied bandé, pas d’excuse, j’ai marchée et sauté de joie une bonne partie de la journée. Ainsi, quand mes lointaines heures de baladi ressurgissent, les yeux du doux brillent et ne me quittent plus, je sais, au moment où il se lève, que son regard sur moi ne sera jamais plus le même et que son désir, à chaque coup de percussion et de bassin, s’accroit. Le regardant assis avec le tambour entre els jambes, tout sourire, tout désir, je le trouve encore plus beau qu’à Tamerza. Il n’est plus affublé de son costume pour touriste en mal d’exotisme, il pourrait être assis à n’importe quelle terrasse de Montréal ou aux tamtam du dimanche au Mont Royal avec un peu plus de talent au bout des doigts et du rythme dans le sang. Ksar Guilane, c’est une bonne nuit souhaitée à tous nos compagnons et la fuite au désert pour voir les étoiles, pour mourir un peu d’icelles qui nous trouvent autant qu’elles transpercent ce voile au reflet violet.  Je suis étendue dans le sable, les yeux rivés sur ces lumières que je ne vois jamais, nous tentons tous deux d’identifier les plus élémentaires sans y parvenir, trop saoul d’alcool et d’amour, car notre exploration du lointain ne durera pas et le retour sur terre n’en sera pas moins une exploration, mais d’astres qui disparaissent vraiment lorsque la mort frappe. La plus belle nuit d’amour, le meilleur amant, les criquets, les tourterelles, les chèvres qui s’accordent à nos mouvements, participent de la douceur de la nature, enfin, Cette nature que j’ai tant exécrée de sa sauvagerie, de son urgence d’arriver à des résultats concrets et connus d’avance. Là, le temps file, s’étire, se prolonge dans chaque caresse, la jouissance se fait attendre et les yeux clos, je vois les dunes, je vois le sourire de cet homme, sur moi, en contre-jour, me faisant l’amour à la chandelle qui s’éteignit avant que nous n’arrivions au port. Sans phare, mais sans écueil, nous sommes arrivés et comme un naufragé touchant du solide, Ali resta étendu de tous son poids, sur moi, en moi, pendant presque une heure. En silence, encore, heureux, peut-être rassasiés pour l’instant, ne sachant pas si ce serait la seule fois, la dernière fois que ces corps de feux, ces chairs de flamme se toucheraient et se consumeraient en chœur. Le lendemain, Matmata nous attendait et Gabès, mais surtout sa gare où la fin, aussi, attendait. Il me semble que ces dernières heures, comme celles de ma mère sur son petit lit simple, n’existent plus, n’ont pas laissées ce qu’il fallait ou ce que j’en attendais, investissant tant d’attentes dans ce qui a posteriori devrait être signifiants. Pourtant, il appert que ce qu’on nomme dernier, peu import ce qu’il vient qualifier, ne se présente pas nécessairement dans la réalité comme dans nos rêves et espérances, ces construits précédant ou suivant le moment qui se le représentent en tant que concentration finale, point culminant où tout se rencontre et éclate avec fracas ou suffisamment de force pour ne pas sombrer dans l’oubli. Pourtant, je ne me revois que plier bagage, chéri mangeant le petit cube de fromage, la vue sur la vallée, les quelques tombes de marabouts sur le chemin, la djellaba bleue touareg de l’homme aux yeux cerclés de khôl, la femme qui m’offrir le pain, l’huile et le miel et me fit moudre le grain en chantant,  les bières offertes par l’ami du père, les baisers échangés devant les yeux curieux d’un enfant, les promesses que je redoute, tout en étant moi-même parfaitement sincère, le bébé chameau blanc que je devais faire boire au biberon et l’arrêt avant l’entrée dans le fief des salafistes pour s’embrasser dans la bouche, avec la langue, une dernière fois. Ça peut paraître beaucoup de souvenirs, mais cette journée fur trop courte, du moins, la partie hors du train, boite de fer ne roulant pas très vite et dont la première classe ressemble à la dernière dans différentes contrées, boit où je compris que je ne reverrai plus jamais Ali et qui n’était qu’un rêve qui m’a couté passablement cher. Alors, je lis Jankélévitch sur les vertus avec un goût âpre dans la bouche, pas celui de sa langue déjà remplacé par ceux des biscuits, des dattes et des grandes gorgées d’eau, voulant croire, encore que certaines personnes font ce qu’elles disent., que tous ne sont des intellectuels palabrant avec les mots, mais qu’il en existe un qui puisse agir selon sa volonté s’accordant à la mienne, et ce, sans que je ne l’ai explicitement demandé, un qui ne se sente pas obligé de briguer cette volonté, bien qu’elle soit aussi folle qu’une échappée hors de la réalité, pour des principes philosophiques de l’Antiquité. Le goût âpre, c’est le doute qui se distille depuis dune décennie, la parole des hommes dont la crédibilité a fondu comme neige au soleil et pour laquelle je veux néanmoins toujours croire et aller jusqu’a me damner de croire. Il n’en demeure pas que c’est l’action, voilà ce que je pense avoir rencontré dans cette ville surréaliste, dans ce bout du monde où le mercure indique 50 à l’ombre en plein été et où je me convaincs que je dois revenir. À l’instar d’un Saïd qui me dit qu’il ne fallait pas batailler dans al vie, mais laisser notre destin advenir,  je laisse Ali revenir et après quelques jours de silence, sa voix grave venue du plus profond de ce ventre dans lequel je voudrais faire mien s’est fait entendre et quelques jours plus tard son visage s’est montré devant la porte bleue fermant la clôture de ma demeure, à Hergla, plus de six cents kilomètres plus loin. Mon cœur éclate dans ma poitrine et lors que la portière s’est ouverte pour le laisser émerger de ce véhicule que je connais bien, ce n’était pas une réplique d’Atala. Mon cœur éclata dans ma poitrine, tant et tant que les parcelles éparses furent recueillies dans ses mains brunes, mains qui se vident des présents dans les miennes pour prendre ce qui s’est fendu en morceaux. Avec lui et sa joie débordante, une joie que je lui connais pas, des vêtements, des bijoux, il ,e couvre de ce qu’il a vu lui faisant penser à moi, il me couvre de ses désirs et ses rêves qu’il ne cache pas. Les arabes sont des amoureux incroyables, aptes à parler de leurs sentiments et convaincus qu’il importe plus que tout de les partager, Ali dans ma cuisine m’avoue toutes ses pensées, dont celle de me ramener avec lui à Tozeur. Popotant le pire repas de ma vie adulte, je m’étonnes que les volontés, justement, soient, même séparées par une semaine, encore sur la même longueur d’onde, puisque j’ai rêvassé dans le taxi d’y retourner, j’avais pensé embarquer avec lui et ne plus jamais le quitter, mais la seconde partie de cette proposition demeura alors masquée.  C’est bien plus tard, sillonnant les routes dans la nuit et craignant l’accident bête que je lui avouerais que je ne serais pas malheureuse de mourir avec lui, mais pas maintenant. Nous sommes partis el dimanche refaire la tournée du sud, faire un BBQ aux abords de trois lacs dont il m’avait beaucoup parlé, un lieu éblouissant, refuge d’oiseaux migrateurs qui n’est visité que par eux seuls, refaire les dunes à Ksar Guilane avec la caméra en bandoulière et encore plus de soleil dans les yeux, plus d’amour dans le corps et d’orgasmes offerts au monde, enfin libérés de nos corps, faire trempette dans la source d’eau sulfureuse et se dévêtir, complètement nu sous le regard impavide des dromadaire et des éléments minéraux, complètement seul dans cet espace qui n’en finit jamais de révéler des dimensions insoupçonnées. Ali connaît el désert comme sa poche et j’aime sa poche autant que le désert, les deux semblant dorénavant aller de pair, car je ne sais plus pourquoi je me suis vue dans cet état second, ivre de l’un ou de l’autre ou de leur si parfaite réunion. À moins d’une semaine de ce départ, la phrase est en suspens, oscillante Étant donnée qu’en posant les pieds dans cet atelier de la thèse que j’ai négligée et qui pourrait, d’une certaine façon, avoir été bouclée, j’ai senti déferler la sérénité. C’est d’ailleurs pour ça que la thèse reste à travailler. Des pensées pour mon dernier émoi, des pensées pour ma mère et mon père, des pensées pour ce que je devais faire ici et dans l’ensemble de ma vie m’ont distraite, mais aussi abreuvée, m’ont permis de rendre la phrase que je vais écrire concrète. Oui, elle oscille, ce qu’elle contient étant trop puissant pour rester intact, semblable à une feu d’artifice qui illumine momentanément le noir du ciel, mais éblouit complètement du moins, toujours comme une enfant devant ces multicolores et multiformes explosions. Au début, à mon arrivée à Hergla,  son contenu n’était érodé par trop d’heures. J’avais au matin refait le désert avec l’homme endimanché de violet  et six femmes polonaises qui ne comprenaient ce que je faisais assise à l’avant avec le contrôle de la radio dans les mains et ayant des conversations, des rires et des attouchements avec le chauffeur. Le chauffeur, justement, était rayonnant, blagueur, content de ne pas être aux prises avec le seul travail et fit tout pour que je rentre sans dépenser un sous jusqu’à la maison. Je passais donc la journée dans un immense autobus nolisé entre une jolie et gentille pharmacienne polonaise et Mohammed, le guide pris d’affection pour Ali et pour moi. Le chauffeur de cet engin chantant, récitant de la poésie et dansant agrémenta de surcroit ce long trajet, autant que l’autre qui me cueillit à Kairouan pour me mener jusqu’a port El Kantaoui et me confier son appréciation pour les Québécois, des gens fort gentils. Le jour durant fut éblouissant, du grand huit refait dans une plus grande bonne humeur en passant par le mosquée du 9e siècle de Kairouan, faisant que els premiers mots écrits furent : le bonheur finalement. Voilà, quarante nuits d’Hergla plus tard, pas suffisamment d’autres d’amour, je ne ressentais plus au fond de l’âme l’envie de mourir et de lâcher prise sur le monde, car le monde m’avait rattrapé avec son grand filet de beauté et d bonté, il m’avait donné envie de vivre jusqu’à décembre pour revenir aux festivals de Douz et de Tozeur, de rejoindre Ali au Maroc, après avoir compléter quatre chapitres qui restent à peaufiner et revenir encore une fois le tout déposé, défendu, avant oui après ce détour jusqu’à Compostelle, avant ou après cet autre voyage en Espagne qu’il veut faire avec moi n’aimant pas être seul et m’aimant, comme je veux le croire tel qu’en ce moment où il le cria trois fois en français puis en anglais, désespéré, avec les larmes ruisselant sur ses joues derrière ses lunettes qui lui donnaient pour une fois ce petit air d’intello ou de gars qui approche vraiment de ses quarante ans. Voilà, je pensais m’être perdue entre les martyrs et le chiasme, le début de la phrase et la fin du voyage, car le mouvement, contrairement à la station assise de l’écriture, change le récit. Je pensais m’être égarée dans la lecture  de L’homme sans qualité qui modifie le ton de mes papiers, à deux cent pages de la fin du deuxième tome, j’en suis dorénavant aux descriptions plutôt qu’à l’influence des écrits de Butler et Bergson. Quarante jours et quarante nuits d’Hergla plus tard, des semaines entre Tunis, Dougga, Monastir et Matmata, pour ne nommer que cela, je peux rentrée, heureuse, finalement.   
                                                                                                                                                                                                                                                           

Le féminisme II



Ébranlé, échaudé est mon féminisme. Presque deux mois en terre musulmane ne change pas nécessairement la donne, mais m’a obligé à me frotter à mes présupposés, pas tant sur les hommes que j’ai rencontré que sur les miens et ma façon de les appréhender. C’est autant dans le harcèlement que dans la façon du gardien de me dire que je ne devrais pas sortir lorsqu’il  fait nuit, car je devrais avoir peur de déambuler seule dans Hergla, mon village de 300 habitants dont j’en connais 500, puisque les autres sont des femmes et des enfants et ne sortent justement pas quand le grand drap noir s’étend. C’est dans cette fréquentation du café, désormais assidue puisque j’y rejoins presque quotidiennement mon ami Anouar, ce dernier, malgré l’allusion aux films adultes n’ayant pas franchi les étapes nécessaires pour recevoir un nom autre. La rivière dorée est restée à sec malgré ses tentatives ou à cause d’elles, de son empressement à aboutir qui me rebute tant.  C’est dans la fréquentation du café, car dans ceux-ci ne traine que la gent masculine qui n’en revient pas de me voir là et de me voir, en plus, écrire ! Je peux toutefois me le permettre, car même s’ils sont bêtes, ils ne se trompent pas sur mes origines et ne m’interdisent pas l’accès pour raisons religieuses. Je suis un phénomène et ce fait est respecté, bien qu’il rime souvent avec un rapport plutôt débridé à la sexualité, dans leurs têtes, entendons-nous. Mohammed, un des tenanciers de ce lieu où je me rends m’indique que la mentalité est arriérée, que la Tunisie est un ensemble vide et que lui-même en a plein le dos de servir ces cons finis qui ne pensent qu’à jouer aux cartes en buvant leur petit café et qui n’ouvrent jamais un livre. Des ânes, que je lui dis. Il acquiesce et rêve de peu et de tout avec son Bac 2, soit une voiture, une maison et une jolie fille, soit une belle situation stable qui semble se raréfier dans nos existences à tous. Le grand rêve, l’affaire traditionnelle autrefois si simple et désormais si complexe, tant à atteindre qu’à conserver plus de quelques années. Je le dis en pensant à tous ces divorcés qui sillonnent les cités dans ce qui pourrait paraître être encore une patrie appartenant à ce monde d’antan, mais non, et ce, bien avant que survienne la révolution ou plutôt qu’ils la fassent à grands cris et à combustion publique. La dite modernité fait son œuvre partout et crisse le monde à bout, souvent dans le désarroi si ce n’est le malheur. Je constate que personne n’est épargné et le grand plaisir de se rapprocher des autres réside peut-être strictement dans ce partage des noirceurs qui console le temps qu’elles ne sont pas qu’à soi.
            Mon féminisme est néanmoins aussi foudroyé dans ses rapports plus intimes, soit quand je dois lutter contre Anouar parce que son érection l’oblige à poser des actes que je refuse et que sa seule excuse est de me dire qu’il est un homme. Oui, j’avais remarqué, comme j’avais remarqué que les femmes boivent du thé, boivent à la paille et reçoivent des fleurs tandis que les hommes boivent du café au verre et sillonnent les rues en mobylettes. Mon féminisme bat la chamade quand Ali et moi parvenons à la querelle de saoulons et qu’il me débite une liste de reproches sur mes comportements paraissant irrespectueux aux yeux des spectateurs de notre affaire, parce qu’il est un homme et a besoin de respect. C’est aussi mon féminisme qui lui répond, âprement, que je suis une femme et ait le même calisse de besoin, sans avoir oublier de mentionner à maintes reprises qu’il existe plus qu’un océan entre nous. Je ne sais même pas s’il comprend, n’ayant certainement pas lu quelques textes lui signifiant qu’une autre révolution a battu et continu de battre son plein et son vide. J’écoute mon cœur et il penche vers cet homme, mais ma tête me lance des signaux rouges quand il raconte que les blanches sont si jolies avec le hijab, plus que les arabes. Mettons que mon couvre-chef va se limiter au chèche, à la casquette, au casque de vélo ou de moto et que les leçons islamiques ne m’intéressent plus quand vient le temps de mettre ce voile qui ne me semble plus avoir sa raison d’être. Je suis ébranlée quand une enfant d’à peine dix ans va à la plage et qu’on s’écrit « haram », parce que sa camisole se relève et laisse voir son nombril. Je suis toujours sur le cul quand je vois les gants portés à presque 40 degré et j’entend cet ami me dire que ça lui semble strictement arrogant, parce que présupposant que cette peau suscite le désir, est dangereuse et qu’elle serait responsable de drames sexuels. Certes, je subis du harcèlement, on me touche le bras dans la rue, on m’a même embrassé le tatou que j’ai sur l’épaule. On m’a dit des millions de fois que j’étais belle. Je collectionne les numéros de téléphone et les invitations à prendre des cafés, mais personne n’a encore osé me violenter et je ne pense pas qu’Allah m’a ainsi faite pour me cacher. Je ne pense pas que les hommes peuvent se promener en short dans les rues et les femmes se couvrir de A à Z. Je ne dis pas que je méprise icelles, je pense seulement que l’argumentaire est bien faible, s’il est existant et que la Tunisie du 21e siècle ne devrait être comprise comme l’Arabie du 6e siècle. Trop d’eau a coulé sous les ponts, trop de sable a soufflé. Chaque moment que je passe en la maison Limem, je vois Turkiya faire du ménage ou de la nourriture, ne pas sortir, ne pas se reposer, ne jamais penser à elle, vivre une vie fort étrange. Toutes ces activités, je le constate aussi, la défoule d’une certaine façon d’une rage aussi prégnante et grande que la mienne, mais qui me désole, vue ses 32 ans, vue les pouvoirs qu’elle recèle et qui ne s’épanouiront que dans la domesticité. Certes, tous bénéficient de ses doléances, la mère malade aux reins et à l’estomac pour laquelle je crains le pire étant donné que la diète ne change pas, qu’elle git sur son lit du matin au soir ,le père qui tisse la chamille au deuxième étage et descend manger et fumer, part au jardin promener l’âne et nourrir les poules, Oumaïma, la petite de dix ans qui crie et fait al statue, désolée, dépourvue de passe-temps, d’éducation, d’intérêts et peine à apprendre qui est le plus grand qui est son prophète, à Bouchamar, le plus jeune garçon après Sassi et Anouar, qui travaille à L’usine d’élevage de poissons, fume, boit et ne dit un mot de français, mais se mariera l’an prochain avec une tunisienne que personne n’a vu, puis même les trois petits de Sassi qui viennent hurler à leur tour avec la préadolescente, manger des glaces, récolter des bisous. Certes, tous ont besoin de Turkiya dont elle prend soin avec brio, cuisinière hors pair et obsédée de la propreté comme pas une, mais de qui, elle, bénéficie-t-elle, qui prend soin d’elle et s’attarde à sa santé, son bien-être?  Anouar considère qu’elle est heureuse comme ç et en tête-à-tête avec elle, elle se plaint constamment et parle de tout quitter et partir avec moi pour el Canada et y ouvrir un restaurant. Chacune nous rêvons à notre façon d’une autre vie, comme Mohammed au café, comme Ali quand la Celtia lui sort par les yeux. À ces banalités d’un quotidien que j’ai fait mien s’ajoute la demande en mariage que je ne peux accepter, même si elle vient d’un gars brillant qui me répète sans cesse qu’il est kif-kif arabe et anglais, qui entretient ses clients de politique et de morale comme nul autre pareil, mais ne peut pas développer son discours avec moi en raison de nos défaillances langagières. Je ne parle pas de Ali, c’est un bellâtre contemplateur qui se protège venant d’une grande fratrie et devant encore faire sa marque imaginaire, n’ayant le goût de sauter à pieds joints dans un possible désastre et ne voulant pas quitter son pays. Je parle du caractère semblable au mien, le gars avec qui je ris le plus, avec qui je mange presque matin, midi et soir, mais avec qui je ne peux pas faire l’amour et qui ne devient donc pas mon amour. Encore aujourd’hui, après une matinée en bateau, il ratissa toutes les rues de Hergla pour me trouver des coquillages, des étoiles de mer, des hippocampes à ramener dans mes bagages, il me cueille toutes les fleurs qu’il trouve sur son passage, me répète qu’il faut tout observer et tout savoir ou au moins tout vouloir savoir. C’est lui qui nomme les ânes les hommes-chaises, c’est lui qui me parle de deuxième guerre mondiale et s’enflamme sur les salafistes et Ben Ali. C’est encore lui qui s’encolère, les larmes aux yeux, parce que sa mère malade ne prend pas les conseils des médecins et se trouve mal, mal, mal. C’est lui qui pleure avec moi sur ma mère, c’est lui qui me respecte le plus, et ce, depuis des lustres. Et c’est aussi lui que j’abandonne pour un gars qui reconnaît les  enjoliveurs et se fâche contre moi quand je tiens des conversations qu’il ne comprends pas et ne l’intéresse pas. L’un est doux le jour et brutal au lit, l’autre s’enferme dans un mutisme jusqu’à ce que ses trois premières bières soient bues et me fait jouir. Merci le féminisme. Au final, tu ne sers à rien et je me précipite, avec ou sans toi, dans le même genre de mauvaise décision, à l’affut de l’orgasme plus que de quoi que ce soit d’autre, mais peut-être simplement parce que ceci ne durera qu’un temps. Il m’arrive de me dire que je délire et que j’accepte allégrement cet état de fait, que ce sont mes dernières vacances puisque j’ai peut-être trouvé l’homme de ma vie, malgré nos derniers égarements. N’empêche, les oiseaux chantent à tout rompre, c’est l’autre heure où ils peuvent manger ce qui jaillit des pelouses jaunies et constatent que les rayons d’or se sont mutés en roses au-dessus de la Méditerranée. Seuls les nuages ont accrochés des miettes de jaunes à leurs enflures et le miroir parfois si clair est dorénavant moiré de vert, plus calme que le ramage qui annonce un appel à la prière. À cette heure où les hergliens déambulent avant de manger et profiter de cette belle journée, une autre date à rayer du calendrier obligeant de sommeiller entre le zénith et sa fin de course, j’attends. C’est une posture, il me semble, toute féminine que j’ai adopté dès mon premier amour et que je répète chaque fois que le désir me tombe dessus, chaque fois que j’espère la venue de celui qui m’ouvrira le visage en plongeant ses mots dans mon cœur. Assise à la terrasse de l’hôtel à Nefta, dès le premier jour du rapt commis par ce prince à la barbe finement taillée, je l’ai attendu et ai écrit sur cette attente, comme j’ai pu le faire au Chanteuteuil, jadis, en attendant un autre tout aussi peu pressé d’arriver et un autre encore avant de partir. Je ne suis libre et libérée que sans amour, comme si ce sentiment, ce type de relation nouait autour de mon esprit un filet limitant mes geste, effaçant les autres désirs, alors qu’habituellement, bien célibataire et célibattante, il y en a tant. Toutes ces fois que je fus saisie par l’effroi de ne pas tout faire, de ne pas y arriver par manque de temps et tout ce temps perdu dans l’attente pour ne rien faire avec celui qui n’arrive pas fait voler mon féminisme en éclat. Ainsi, je pourrais avouer bien humblement et bien platement que je ne suis féministe que lorsque je suis seule avec moi-même, face à ma solitude. Sinon, je performe ce que tant d’autres ont fait avant, avec moi et que demain, peut-être ma fille fera. Quelle est cette constitution, qu’elle est cette éducation, quelle est cette graine plantée en nos âmes qui nous empêchent de déployer l’affaire et de ne pas espérer cette délivrance, ce plaisir, cet autre, comme si, au final, il n’y avait vraiment que ça d’important ou qui finissait par importer parmi la panoplie d’éléments cruciaux de nos vies. Est-ce seulement l’hétérosexualité qui engoncent els femmes dans ce marasme ? Est-ce que s’enamourer d’un semblable jette dans le même questionnement ? N’est-ce vraiment qu’un rapport de sexe ou suis