C’est dimanche.
Voilà moins d’une semaine que j’ai quittée Tunis pour arriver à destination. La
route ne s’est pas arrêtée, mais éveillée par les hordes d’oiseaux qui pépient
aux premières lueurs et embrassées par elles, j’émerge dans le soleil, vois de
ma couche le miroir bruissant qui remue sans cesse, la mer. Elle s’étend,
immense et irisée, elle me murmure que même si les sillons faits par le passage
des voitures continuent vers le nord ou vers le sud, je suis arrivée. Pas
final, pas définitif, ce passage à Hergla néanmoins est un arrêt salutaire, une
trêve aux tambourinements frénétiques qui agitent parfois mon organe du courage,
mon organe de la couardise, leurs deux étymologies se plantant en sa terre,
parfois fertile, parfois asséchée. Ici, depuis mardi, mon cœur s’est remis à
battre et pas la campagne, pas la chamade, le rythme doux d’une sérénité
s’étant échappée depuis qu’une nuit comme un grand drap sombre s’est tirée
au-dessus de ma tête. Ici, depuis mardi, mon plus bel amant, celui qui me prend
si ardemment au cou, qui dépose ses mains et sa bouche à mes genoux, à mes
cuisses, à mes bras, s’attardant sur mon nez et mes joues, enfin partout où
c’est l’hiver, se présente dès cinq heure et m’enlace, me bourgeonne, me fait
fleurir, me dénoue le cœur. Ce masse rougeoyante n’est plus battue à plate
couture, il se débat dans un étau dorénavant en lambeau, il bat en surface et
en profondeur et fait jaillir les vieux restes qui l’empoussiérait. Avec toutes
ces caresses, je ressemble presque à la surface de mon café qui tournoie au
côté de cette rose si rouge offerte par le gardien de Dar Nesma qui semble me
garder moi, plus que les murs de cette demeure vide ou la famille de tortues
qui copulent entre elles dans le jardin.
Cet homme,
Fredj, retraité à la toison d’argent, me visite chaque jour, me questionne sur
mon travail, intrigué par ces aimants que sont les claviers qu’avec moi j’ai
emportés, que partout avec moi je traine et sur lesquels je me penche et
m’absorbe. Pas journaliste, comme si seuls ces êtres écrivaient et prenaient
des photos. Il est certain que je documente une réalité, mais je doute que je
dise quoi que ce soit qui vaille, as
usual. N’empêche, cet homme avait fleuri la maison à mon arrivée,
rassemblement de fleurs diverses qui trônent encore sur le patio et me souligne
que même parfaitement inconnue, je suscitai une intention, une émotion
généreuse. C’est un homme immensément respectueux qui me parle de ces quatre
grands enfants, de son amour du jardinage, de son travail sous Bourguiba à la
Capitainerie du Port El Kantaoui à quelques kilomètres. Son français est
hachuré d’expressions arabes et ponctué de cette fameuse question, entendue
fréquemment en ce joli mois de mai : tu comprends ? Je comprends, chouia
chouia. Je comprends même que ton arabe est rempli de mots espagnols et
français, que mon anglais parfois qui surgit par ennui, est lui aussi entendu.
Fredj habite Sousse, chaque matin, il quitte le village avec l’aube et ouvre la
barrière lorsqu’arrive le crépuscule, il vient me saluer, me tend la main,
m’offre une fleur, des fruits, des sourires gentils, s’enquiert de ma journée. C’est
peu, cependant c’est fort apprécié parce que c’est le présent, désincarné de
fiction, parce que ça me ramène au monde, celui que je ne trouve dans L’homme sans qualité, que je ne lis pas
dans des martyrologues d’antan, que je n’entrevois pas dans les carrés délavés
des mosaïques. Il faut dire que ces merveilles décoratives fièrement exposées
dans les différents musées, subsistent aussi in situ.
Tout près du
cimetière d’Hergla coiffant le sommet de la butte en bordure de mer et où les
tombes, renflements érodés par les vents ressemblant à des blocs de sel plus
qu’à des tas de sable aggloméré, se trouve des fondations datant bien de
Carthage. Deux sites en fait parsèment la route qui longent cette beauté qui se
fracasse ici sur les rochers me faisant penser que je ne serai, en Écosse,
dépaysée. L’un est à découvert, non clôturé. Les assemblages de pierres
suggèrent des magasins ou des entrepôts, rectangles accolés les uns aux autres.
Cependant, les petits murets déterrés pourraient bien aussi être des thermes,
mais pour la petite société. Or, je crois bien peu à cette hypothèse, puisqu’au
site soi-disant protégé se trouve les latrines. Généralement, ces dernières et
les bains se voisinent, les soins du corps appartenant à la même catégorie et
ne sont dispersés dans l’espace. D’ailleurs, trop de mètres carrés étant voués
au sacré, il n’est pas de bon ton de s’y promener souillé ou d’y répandre mettre ses urines, fèces et crasse qui
colle à l’épiderme et doit en être dégagée.
Il faut se laver, étant donné que les grains de sable restent sous les ongles
et s’agrippent aux cheveux, parce que le vent soulève des poussières qui
participent même de ce hâle qui caractérise ceux et celles qui vivent sous
cette latitude. Oui, certains berbères sont blancs, jaunes ou olives, tels des
figures qui déambulent en nos rues et avenues les jours les plus courts, mais la
majorité est bien dorée. Je reviens donc à ce lieu immensément luisant par la
présence de l’éblouissant amant, le présent qui rencontre un passé qui n’en est
donc pas exactement un. Il est absurde de parler d’appartenance à un autre
temps, quand témoin de leur concrétude, même parcellaire, je me tiens devant.
Je n’y habite pas comme mes ancêtres ont dû le faire, je ne peux y faire mes
courses quotidiennes, je n’y rencontre pas le beau garçon qui m’intimide, mais
cet espace est un lieu et tel, n’est pas dépouillé, déchargé comme peuvent
l’être, déjà lors de leur érection, de ces constructions où nous, modernes,
transitons. Il faut lire Marc Augé sur ces non-lieux. N’empêche, les ruines
sont là, signalent et interdisent d’oublier une origine non-dite, elles offrent
la joie de l’imaginer, de la nouer serrée avec ce que s’y observe aujourd’hui. Ces
sites dont je suis friande recèlent un mélange heureux d’hier et de maintenant,
provoquent une stimulation semblable à un visage qui contient tous les âges de
la personne regardée quand elle se laisse regarder ou qu’on se laisse la
regarder. À l’autre site soi-disant protégé à plusieurs mètres du précédent, on
ne trouve pas de toile qui recouvre les planchers ou le baptistère complètement
hallucinant (les baptistères le sont tous et, plus tardifs dans leur apparition,
ils me laissent aussi penser que ce sont qu’après les guerres puniques que les
traces d’habitation surgissent à Hergla).
Il y a néanmoins un treillis métallique de guingois ayant manifestement été
forcé pour y circuler en toute impunité et permet donc d’entrer, ce à quoi je
me suis empressée. Les yeux avides d’une enfant poussant la porte d’une
confiserie désertée, je ne pu m’extasier longtemps. Un homme à distance me héla
en m’envoyant la main, mais à ce second site où je fus alors invitée à ne pas
me promener, je me promenais, la bouche ouverte, les questions au bord des
lèvres. L’homme qui me précisa qu’en France voyant une telle barrière je ne la
franchirais point, j’aurais dû répondre qu’en France, d’une part, je n’habitais
pas, mais que surtout, en France, un tel site n’est pas abandonné aux sacs
plastiques, aux chèvres et à quiconque a envie d’y boire de la Celtia et d’y
déposer, tout naturellement, sa canette ou d’y rouler un joint par un beau
dimanche. Il faut croire que j’avais mal choisi mon moment. À ma
question : « qu’est-ce? », il me répond bêtement que c’est un
site archéologique. Espèce d’idiot, je le vois bien! Peux-tu m’en dire plus?
Est-ce un secret d’État ou es-tu justement tellement stupide que tu ne sais pas
de quoi il retourne, que seul un groupe d’archéologues français auraient des
réponses? Il est emmuré dans son manque d’informations ou de réceptivité à
cette fente d’où jaillit l’étincelle de la curiosité à mes deux iris. Fuck
that. Je quitte avec toutefois dans ma tablette quelques clichés, sans pour
autant détenir cette image du baptistère à partager. Dans ma tête, avec maintes
autres, elle trône pourtant en reine, comme si, finalement, lorsque l’image
n’est pas ainsi saisie par la machine, elle habite ailleurs et davantage. L’aura
dont parlait peut-être Benjamin et peut-être aussi Barthes qui jamais n’est
prise dans la caméra, dans sa reproduction. L’image hante davantage parce
qu’elle git au corps, cet ailleurs étant soi, parce qu’en général, ces images
appartenant à la fugacité doivent être cultivées pour être conserver, doivent
être visitées fréquemment pour ne pas être oubliées, remémoirés en cœur avec
les couleurs qui se mutent à leur surface et dans les profondeurs de nos
consciences et inconstances. Ainsi, je me dis que la photographie n’est pas le
souvenir, comme toutes les babioles que les marchands tentent de vendre au Souk
de Sousse. Camelote pour touristes, piège à con, tout ce qui peut s’acheter ne
peut contenir tous les souvenirs. Certes, les objets sont lourds de significations,
mais ne s’en remplissent pas d’eux-mêmes, pas en soi. Le souvenir de Tunisie,
il est déjà là, il grandira, prenant de l’expansion en accord avec la distance
en temps et en espace. Le souvenir est là, en germe, sous cette venue, sous ce
venir et il de-viendra complètement lui-même, par-viendra à lui-même lorsque je
serai loin de son lieu de naissance, au moment où évoqué au détour d’une vue
sur le monde, à Montréal, à Marrakech, dans le panier à Marseille, n’importe,
là où je reviendrai en voyant ces azurs, où j’entendrai ces accents gutturaux,
ces sonneries de téléphone qui chantent Allah’ou Akbar! Pleine de Tunisie, la
mangeant à pleine dent, la respirant à plein poumon, peut-être saturée sous peu
de souvenirs des mondes arabes, ai-je besoin d’ajouter un pendentif, une
babouche, un tapis? Les souvenirs de Tunisie ont mis leurs pieds dans la porte,
que je ne peux désormais fermer, ouverte à d’autres fulgurants moments, des
bénédictions sans mots qui me tombent dessus et de maints objets qui portent
ces invisibles. Parce que oui, il arrive quand même qu’on accepte ces parcelles
de moins que la visite ou le bien venu et la morsure du rapport marchand contre
quelques pourparlers devant absolument s’intensifier pour se sentir gagnant, car
le vol n’est pas qu’à la main qui pénètre irrévérencieusement dans le sac. Le
vol est aussi dans le dialogue entre toi et moi. Mon œil a révélé une
convoitise que tu lis comme dans le fond d’une tasse de thé et prêt à tout pour
manger, tu me prends des mains la nourriture. J’aurai l’objet et tu auras le
pécule et dans cet objet, il y aura cette histoire, d’où peut-être le fait
d’accepter de tant payer.
À Port El
Kantaoui, la dernière place où entrer dans ce type de relation, un homme m’a
volé en plein visage, avec mon plein consentement. Il m’a, un peu, fait perdre
la face, mais ce n’est qu’une fois à la maison, soupesant la journée passée que
je constate l’ampleur de ma crédulité et que ma face envolée ne l’est qu’à ces
nouveaux yeux, devenus plus incisifs par cette expérience de maladresse. Voilà,
perdre la face pour gagner un regard plus acéré, ce n’est pas une perte totale.
Il m’arrive toutefois de me dire, encore et encore, que je ne devrais rien
faire quand les règles arrivent au calendrier, puisque avec ce sang qui
bouillonne et se prépare, je perds le contrôle. Je ne sais expliquer ce
processus mensuel se nouant au cycle menstruel, mais a posteriori, toujours également, comme si vingt ans de cette
affaire correspondaient à vingt ans d’amnésie partielle, je réalise que
j’aurais dû me taire, j’aurais dû ne rien faire, les remords ensuite
m’envahissent. Il se peut que la griffe doive faire sa trace dans la matrice ou
à proximité – le cœur et le ventre limitrophes dans leurs fonctions confondues
naguère par les Judéens, les Grecs et les Romains –, une griffe quelconque,
celle d’un pouvoir reproducteur devenu impouvoir tel qu’en parlait Artaud.
Antonin ne parlait pas de ces bulles de sang qui s’écoulent lentement, mais
d’un autre processus créatif. Il n’en demeure pas moins que je suis convaincue
que ce processus doit être procès et que les actes posés en ces moments de dysphonie,
cette véritable maladie, exige un retour sur le comportement et une réflexion
plus qu’approfondie de ce processus qui n’a pas créé un nouvel être, à moins
qu’à chaque mois, ce soit toutefois ce qui advient, d’où ce sentiment de
perdition ou de dépossession du soi. Freud n’a-t-il pas été amené à sa
psychanalyse face aux femmes, à leurs humeurs erratiques, à leurs désirs
réprimés? Outre la chape qu’est le patriarcat qui rend bel et bien les femmes
folles, un autre carcan culturel entrave les mouvements ou pas suffisamment,
justement, et c’est la venue maudite de cette capacité à enfanter, le
va-et-vient de ce cycle, alors qu’un rut nous verrait en paix, provoque des
transports de toutes sortes, c’est le cas de le dire. Ça me fait plaisir
d’accuser la biologie, d’être essentialiste momentanément sachant néanmoins
pertinemment, entre autres après les travaux de Margaret Mead, que cette
affaire est ‘occidentale’, création chimérique, consolation pour survivre dans
ce monde exigeant la constance et rendant donc ainsi tous et chacun bien triste
de ne pouvoir répondre adéquatement. Ça me fait plaisir, mais je me console en
voyant mes confrères tout aussi menstrués du crâne, semblant eux aussi perdre
quelque chose produit dans le secret de leur écrin charnel et révéler des
sautes d’humeur, encore moins prévisibles que celles de mes sœurs, sans liens
imaginaires avec les lunaisons. Il ne faut se leurrer, ça me fait plaisir de me
raconter des sornettes, trop de sérieux creuse les doigts du diable que j’ai
entre les deux yeux et, ne me faisant plus très jeune, ma peau garde la marque
imprimée de mes états d’âme, mais je sais tout aussi profondément que l’origine
de ce sang que je ne diffère qu’en peu d’éléments de mes frères. À la boutique
de ce fieffé coquin, où contre de l’argent j’ai eu de l’argent, certes, la
djellaba qui me séduit est pour homme. À la boutique de son voisin, les
chaussures qui attirent mon regard sont pour des pieds masculins et je dis haut
et fort que je sais qu’il y a eu erreur! Qu’il y a erreur puisque je peine à
aimer ce que les femmes aiment, que je sue avec la même ardeur que mon père,
que je laisse en mon lit les mêmes odeurs que mon frère, son oreiller et le
mien pouvant être confondus, ce qui n’est pas le cas avec celui où ma sœur pose
sa tête blonde. N’empêche, ça importe peu, c’est seulement cocasse dans un pays
où les catégories de genres paraissent encore tenir solidement, du moins
officiellement, et ça réanime cette impression que j’eu jusqu’à mes dix-huit
ans de n’être pas née du bon côté. S’il m’arrive encore d’y songer, ce n’est
pas que je voudrais pénétrer de ma chair la chair d’autrui, mais parce que je
voudrais pouvoir faire tout ce que cette chair se permet sans jugement, sans
qu’il soit possible de juger négativement mon jugement, parce qu’être femme ne
doit absolument plus correspondre avec l’idée de n’être pas du bon côté.
Parlant de ces
créatures, en revenant de Sousse, je prends place dans un taxi collectif qui en
est bondé. Un chauffeur – je n’ai pas encore vue une femme prendre ainsi le
volant –, conduit huit femmes de tous âges qui remplissent sa boîte jaune d’où
pendent du plafond des vignettes où brillent des sourates. La radio crache des
sourates, la sonnerie de téléphone précédemment mentionnée est la sienne. J’imagine
qu’il s’imagine être un bon musulman. Il regarde fréquemment dans son
rétroviseur, peut-être inquiet sinon apeuré par cette horde de bonnes femmes
qui ne portent pas le voile ou si peu. Seule trois de celles-ci sont coiffées
de ce qui se vend en tonne au marché. Le paradis du foulard, si ce n’est celui
de ma tranquillité, c’est ici, et quand je déambule entre ces bouts de tissus,
je pense que je pourrais m’y rouler comme naguère dans le creux d’un lit rempli
de manteaux de fourrure une veillée du temps des fêtes. J’aime les foulards,
j’aime les gants, j’aime les robes et je révèle ainsi aimer ce que les femmes
aiment! Inconstante femme prémenstruée! D’ailleurs, assise à la gare de Tunis,
attendant le grand départ, j’observe les femmes. Je suis alors fascinée par leur
élégance et la virtuosité avec laquelle elles peuvent jouer de leurs atours.
Quelle épouvantable illusion que celle de penser que les foulards, gants et
autres accessoires les ceints et les enferment, les cachent ou les dérobent au
regard. Ils ne les mettent que plus en évidence! Dans la gare où hommes et
femmes entrent et sortent, ce sont les plus colorées qui retiennent
l’attention. Les mâles passent inaperçus tandis que les femmes captent toute la
lumière, étrange antithèse du monde des humains vis-à-vis du monde animal. Ils
sont quelconques et confondus, une masse grise et noire. Elles sont plurielles,
roses, bleues, vertes, blanches. Si les souks débordent de vêtements et
chaussures, il est bien évident que ce ne sont pour les miettes de touristes qui
ne se ruent pas sur ces tas de guenilles et de cuirettes. Ces denrées se
vendent et s’agitent une fois achetées dans la gare de Tunis, dans la gare de
Sousse, dans toutes les gares et autres lieux où la circulation ne se calme
qu’au milieu de la nuit. Entre-temps, les agencements vestimentaires, le souci
des femmes pour la mode est apparent. Voilé selon milles plis, le port de ces cotons et/ou soies est un
art et les méthodes privilégiées varient au gré des agentes. Gantées, je les
regarde et me souviens qu’il n’y a pas si longtemps, ma mère parmi tant d’autres
portait aussi à ces mains blanches des gants dans l’espace public. Summum de la
décence, apogée de la mode, car des pieds à la tête, tout le corps est prétexte
à expression, à mise en valeur de ce qui est en vogue ou parfaitement
indémodable. La dame sise sur le banc voisin n’a pas trente ans et des gants
beiges travaillés de broderies sur les côtés. Ces mains sont belles, bien que
ce ne soit exactement ses mains, mais je me surprends à trouver ce choix d’un
très grand chic. Elle n’a pas l’abaya, le niqqab, seulement un voile rayé
beige, blanc et orange, des verres fumés de star italienne, un pantalon dans
les mêmes teintes et des petites chaussures orange. Entendons-nous, la totalité
du look est étudié et je me prends à rêver de pouvoir, moi aussi, m’amuser de
tant d’éléments à agencer. Fausse femme qui est plus menteuse que masculine, je
voudrais bien aussi changer d’allure aussi aisément. Parce qu’en les regardant,
les cheveux teints par le henné, les cheveux couverts de coloris tissés,
accordant autant d’importance à leur apparence, je sais qu’elles ne
disparaissent surtout pas à elles-mêmes comme on me l’avait fait entendre. Au
contraire. C’est même à se demander si elles ne sont pas prises à cette
apparence, sous l’emprise d’une superficialité, d’un espace ludique où pendant
qu’elles magasinent et s’arrangent, se pavanent et rêvent d’être vues, elles
laissent le champ libre à d’autres ou négligent des activités qui, aujourd’hui
aux lendemains de cette révolution qui traine, devraient être mises en branle.
C’est encore à la gare qu’il est possible d’observer les femmes. Au café, il
est plutôt rare d’en trouver attablées, royaume des moustachus n’ayant rien à
foutre de leur journée, comme si les femmes avaient toujours plus de travail
même quand il n’y a pas de travail. Les variables me paraissent multipliés par
cent et au-delà de la surface, ce que tout ceci change me paraît être la
journée, la semaine, sinon la vie. J’oubliais les femmes en survêtements et
celles dont le visage est traversé de tatous bleutés, dont la journée, la
semaine et la vie sont manifestement fort divergentes. Parlant ainsi, je crains
de tomber dans le piège de la description trop usuelle, la faillite du regard
qui stoppe à la surface et ne voit que ce les femmes portent sur elles et non
en elles, ce qui finit donc peut-être bel et bien par les faire disparaître. Il
est donc possible que les vêtements, peu importe leurs formes, leurs textures,
leurs couleurs ou leurs connotations, finissant par cacher les femmes plus que
par les habiller ou à leur donner une plus-value esthétique. Est-ce dans le
regard de l’observateur et de l’observatrice, est-ce dans l’observée ou est-ce
à mi-chemin, justement aux connotations, aux journées, semaines et vies que
cela suppose?
Je reviens à
port El Kantaoui où aux terrasses les étrangers parlent de compagnies offshore,
car ça semble être l’option à laquelle réfléchir lorsque retraité nanti, on
navigue sur cette grande mer intérieure, de Tanger à la Turquie, en affichant
pavillon en France et taisant fuite de capitaux, ici, en Tunisie. Les Russes et
les Allemands se promènent quand ils ne boivent de la bière accompagnée de
pizzas. C’est un endroit sans cachet, sans identité, ça me fait d’ailleurs
songer à Miami, au quai où avec mes parents nous avons mouillé et d’où nous
sommes allé visiter les demeures des richissimes personnalités, c’est en
quelque sorte un de ces non-lieux dont parle justement Augé. C’est ça, le
premier port à visée touristique du pays, construit de toutes pièces en 1979.
Depuis, je jure, les ravages n’ont cessé et je ne regrette en rien de n’être
pas de la mêlée. Pour cet après-midi, toutefois, j’en étais et c’est presqu’à
regret que je le confie. Le bonheur fut de manger et boire une demie bouteille
au soleil et de parler avec un vieil homme qui reconnu mon accent, évoqua
Claire Lamarche, la O’keeffe, Molson, Unibroue, la rue St-Denis, le boulevard St-Laurent,
qui mentionna son désir de manger de la poutine, de la tourtière, de la soupe
aux gourganes (!!!), qui évoqua le fait qu’on caille au Québec et que Charest
et Harper sont des goujats. Nous avons ri, nous avions des points communs, son
amour de mon pays, mon amour du sien et enfin une rencontre, aussi absurde
soit-elle, sans frein linguistique. Belle femme, très belle femme, l’homme qui
me mariera sera un homme chanceux. Cause toujours, pauvre monsieur, une belle
femme cache des laideurs indicibles et tient, prêt à rebondir, un déclin assuré
à moins que la faucheuse ne vienne avant le désastre frapper. Le malheur, outre
ce qui me pend aux oreilles, c’est un autre homme – je vais finir par me dire
qu’ils ne sont bons qu’à ça, calisse –, qui lisant tranquillement son journal
s’ignifugea lorsque j’osai pénétrer dans son antre aux cuirs débordant. Il vint
vers moi, décrocha des sacs « véritables cuirs de chameau ». Mon cul,
oui. Il n’y a pas de chameaux ici, rien que des foutus dromadaires, que je me
dis en pensant à Astérix et Cléopâtre. Il
me donne des prix, multipliés par deux, sinon trois. Je m’en fous. Puis, il
passe son bras autour de mes épaules. Belle femme, très belle femme. Oui.
Merci. Je sens ses vieux cafés et les cigarettes mariées à ces derniers
soufflés à mon visage, je vois ses dents cariées, celles qu’il lui reste, j’ai
tout son corps bien trop près de moi et son âge proche de celui de mon père. Je
lui répète que je vais aller manger, réfléchir et peut-être revenir. Non, non.
Le prix baisse à chaque pas faits en direction de la sortie. Il me suis, me
repend par les épaules et je dégage son bras. Arrêtez. Il m’assure qu’il me
mangerait et que je pourrais aussi le manger. Une si belle femme. Ça y est. Ma
face est à terre. Mes yeux hors de ma face. Mes sourcils dans mes cheveux. Non.
Mais il n’y a plus de merci. Le sac à main qui me plaisait coûte maintenant 40
dinars, 20 euros, des peanuts. Puis, en une fraction de seconde, il me
dit sans gêne « toi et moi, là » en me montrant un rideau, une
salle d’essayage, un quelque recoin du genre et ajoute, comme ça, « sac
gratuit ». Je suis partie comme une balle, cette balle aurait pu le viser
direct entre les deux yeux, lui fendre le crâne pour laisser échapper plus de
sang que de décence et ainsi le laver de ses pensées lubriques, de son
imagination. Mon cul, ma bouche, 40 dinars, 20 euros, des peanuts. Tabarnack.
Une si belle femme, un homme si dégoutant. Je le raconte et j’en dégoutte
encore et soyez bien certain que ce n’est d’un subtil suc humectant mes lèvres
vaginales, me préparant à l’amour. C’est son contraire, le dégout qui peut sceller cette ouverture joyeuse et la
rendre impénétrable. Qu’ai-je dis? Tabarnack. Nenni, LE tabarnack. Un vendredi
après-midi, encore, en plus!
Aujourd’hui,
toutefois, c’est dimanche, il est neuf heures, la mer m’appelle, pas la prière
qui ne retentira cacophoniquement qu’à midi, invitant à rentrer dans les
appartements, l’amant se faisant trop ardent, tatouant la surface du corps et
accélérant son vieillissement. Aux rides que je vois en me mirant, je sais que
j’aurai bientôt quarante ans, que je serai la preuve de tous ces jours d’amour
avec le très grand, abus ridicules difficiles à refuser, tout autant que cette
bière prise à la terrasse du café urbain, alcool ne coulant qu’à cette
troisième ville dans l’immédiat, alcool qui parfume mon haleine et qui se
respire par ceux qui veulent y voir, après même un seul verre un état second ou
une entrée en la matière démoniaque. Pourtant, mes plus belles conneries, je
les fais avant de mettre mes lèvres aux dons de Bacchus. Là, je me repose et
tente d’apaiser ma culpabilité, le pendant maudit de cette permissivité
chrétienne. Le sang de mon Dieu se boit et rend ivre, mon Dieu change l’eau en
vin et comme rétribution, il change mes possibles insouciances en crise, c’est
un échange merdique, mais ça aiguise la conscience et exige une prise en charge
qui ne relève pas de ces frêles épaules. Mon Dieu m’offre le loisir qui se
boit, le précieux liquide en moi, Il m’offre le loisir de trouver mes plaies,
comme à son corps défendant, d’y glisser les doigts, puis d’y plonger
entièrement les mains pour, de ces minces ouvertures créer des béances d’où
sort le fiel, où pénètre le miel, le substantifique pollen de la vie mâchée à
la bouche des insectes que j’ai dans le plafond et qui tissent aussi leurs
cocons et leurs toiles dans le bouquet offert par celui qui me garde, me
ramenant à cette condition près de l’enfance, celle où invariablement nous
sommes assujetti à la bonté des autres, à leur avarice, à leur présence. Je
n’ai plus ma mère, mais à mes pieds s’étend ce qui sonne comme ce nom, cloche
d’eau sur lequel je dépose et enfonce mes fardeaux. Si la mort est l’ultime
paiement de la dette, le dépôt final, le règlement de comptes, ma mère a payée
le gros prix et sans croire aux indulgences, je sais qu’être ici, participe de
ce qu’elle a donnée, de ce que j’ai reçu d’elle avant qu’elle ne remette tout.
Ceinte de beautés, prise en son sein, à son mystère, engendrant d’innombrables
mystères, j’attends la prophétie. Entre les cadeaux qui tombent du ciel, la
pêche miraculeuse du temps qui s’ouvre au matin et dans les cris insistants de
la mésange qui a fait son nid sur le climatiseur, au bout de mon regard, à ce
qui se pose en mes creux, les mots pour dire la mort de l’autre vont surgir. La
tristesse part avec les marées, revient avec les bateaux aux cales gorgés
d’écailles brillantes, repart lorsque ces poissons cessent de frétiller affalés
sur le port, revient quand le rayon m’aveugle et que la page imprimée des
longues phrases de Musil se noircit par un double éblouissement et que le
poisson abouti finalement sous la dent. Être-là, cette présence à soi, c’était
la destination et doit demeurer, car jamais elle ne s’évanouit, même avec ce sentiment
d’être arrivé. La route encore tracée invite à continuer, à trouver en d’autres
endroits ce lieu, ce repère qui me rappelle que ma mère n’est plus, mais que mon
père est quelque part, bien vivant, peut-être pas très bien, dépourvu de cet
amour, n’ayant pas retrouvé ce lieu, justement où il existe dorénavant
immuable. Dans le deuil, il appert que chacun doit arriver à ce lieu où l’amour
de l’aimé existe sans fin et indéfiniment. Devant la Méditerranée qui me
susurre sans pause que je suis d’ici, j’entends que je porte ma mère en moi,
que depuis son départ vers d’autres cieux, elle y est comme jamais. J’entends
qu’une absence n’est que la présence de ce qui, jusqu’alors de l’ordre de
l’inconnaissable, se répand pour recouvrir ou se fondre à cet incroyable plus
incroyable que la mort qu’est la vie. Être-là, dans cette immensité avant de
passer à ce domaine aussi vaste, cercle gigantesque où s’engouffre les souffles
disparus ou point de contraction si petit que l’œil nu ne le perçoit bien qu’il
se trouve en tout, exige et donne. Il faut peut-être marchander, et ce, souvent
âprement, avec toute l’intensité disponible, pour se sentir gagnant, pour ne
pas perdre, totalement, la face. Être-là, le visage au vent, offert à tous les
passants, hurlant de ce cinquième commandement et obligée de l’entendre pour
soi également. Tu ne tueras pas. Ainsi, je ne tuerai pas la rose au feuillage
abondant, l’amour donné par le cœur de ma mère, les visages défaits et tristes
de mes acolytes, lointains et proches. Je ne tuerai point et ne mets que des
points de suspension à cette phrase, à toutes mes phrases, pour mieux déposer,
en temps et lieux, les gestes nécessités, me reposer aux bras qui savent me
porter, me poser dans une pause et enfin savourer les sons d’une nature merveilleuse
dans laquelle s’agitent les morts, tapis dans les interstices des ruines, dans
les encoignures des bâtiments des vivants, dans les tréfonds de leur esprits et
dont les voix révélatrices ne s’entendent que dans une solitude bénie. Oui,
bénédiction, la parole bonne, la bonne parole. Lentement, orientée vers cette
destination, j’entends que j’arrive.