mercredi 29 mai 2013

Dimanche



C’est dimanche. Voilà moins d’une semaine que j’ai quittée Tunis pour arriver à destination. La route ne s’est pas arrêtée, mais éveillée par les hordes d’oiseaux qui pépient aux premières lueurs et embrassées par elles, j’émerge dans le soleil, vois de ma couche le miroir bruissant qui remue sans cesse, la mer. Elle s’étend, immense et irisée, elle me murmure que même si les sillons faits par le passage des voitures continuent vers le nord ou vers le sud, je suis arrivée. Pas final, pas définitif, ce passage à Hergla néanmoins est un arrêt salutaire, une trêve aux tambourinements frénétiques qui agitent parfois mon organe du courage, mon organe de la couardise, leurs deux étymologies se plantant en sa terre, parfois fertile, parfois asséchée. Ici, depuis mardi, mon cœur s’est remis à battre et pas la campagne, pas la chamade, le rythme doux d’une sérénité s’étant échappée depuis qu’une nuit comme un grand drap sombre s’est tirée au-dessus de ma tête. Ici, depuis mardi, mon plus bel amant, celui qui me prend si ardemment au cou, qui dépose ses mains et sa bouche à mes genoux, à mes cuisses, à mes bras, s’attardant sur mon nez et mes joues, enfin partout où c’est l’hiver, se présente dès cinq heure et m’enlace, me bourgeonne, me fait fleurir, me dénoue le cœur. Ce masse rougeoyante n’est plus battue à plate couture, il se débat dans un étau dorénavant en lambeau, il bat en surface et en profondeur et fait jaillir les vieux restes qui l’empoussiérait. Avec toutes ces caresses, je ressemble presque à la surface de mon café qui tournoie au côté de cette rose si rouge offerte par le gardien de Dar Nesma qui semble me garder moi, plus que les murs de cette demeure vide ou la famille de tortues qui copulent entre elles dans le jardin.

Cet homme, Fredj, retraité à la toison d’argent, me visite chaque jour, me questionne sur mon travail, intrigué par ces aimants que sont les claviers qu’avec moi j’ai emportés, que partout avec moi je traine et sur lesquels je me penche et m’absorbe. Pas journaliste, comme si seuls ces êtres écrivaient et prenaient des photos. Il est certain que je documente une réalité, mais je doute que je dise quoi que ce soit qui vaille, as usual. N’empêche, cet homme avait fleuri la maison à mon arrivée, rassemblement de fleurs diverses qui trônent encore sur le patio et me souligne que même parfaitement inconnue, je suscitai une intention, une émotion généreuse. C’est un homme immensément respectueux qui me parle de ces quatre grands enfants, de son amour du jardinage, de son travail sous Bourguiba à la Capitainerie du Port El Kantaoui à quelques kilomètres. Son français est hachuré d’expressions arabes et ponctué de cette fameuse question, entendue fréquemment en ce joli mois de mai : tu comprends ? Je comprends, chouia chouia. Je comprends même que ton arabe est rempli de mots espagnols et français, que mon anglais parfois qui surgit par ennui, est lui aussi entendu. Fredj habite Sousse, chaque matin, il quitte le village avec l’aube et ouvre la barrière lorsqu’arrive le crépuscule, il vient me saluer, me tend la main, m’offre une fleur, des fruits, des sourires gentils, s’enquiert de ma journée. C’est peu, cependant c’est fort apprécié parce que c’est le présent, désincarné de fiction, parce que ça me ramène au monde, celui que je ne trouve dans L’homme sans qualité, que je ne lis pas dans des martyrologues d’antan, que je n’entrevois pas dans les carrés délavés des mosaïques. Il faut dire que ces merveilles décoratives fièrement exposées dans les différents musées, subsistent aussi in situ.

Tout près du cimetière d’Hergla coiffant le sommet de la butte en bordure de mer et où les tombes, renflements érodés par les vents ressemblant à des blocs de sel plus qu’à des tas de sable aggloméré, se trouve des fondations datant bien de Carthage. Deux sites en fait parsèment la route qui longent cette beauté qui se fracasse ici sur les rochers me faisant penser que je ne serai, en Écosse, dépaysée. L’un est à découvert, non clôturé. Les assemblages de pierres suggèrent des magasins ou des entrepôts, rectangles accolés les uns aux autres. Cependant, les petits murets déterrés pourraient bien aussi être des thermes, mais pour la petite société. Or, je crois bien peu à cette hypothèse, puisqu’au site soi-disant protégé se trouve les latrines. Généralement, ces dernières et les bains se voisinent, les soins du corps appartenant à la même catégorie et ne sont dispersés dans l’espace. D’ailleurs, trop de mètres carrés étant voués au sacré, il n’est pas de bon ton de s’y promener souillé ou d’y  répandre mettre ses urines, fèces et crasse qui colle à l’épiderme et doit en  être dégagée. Il faut se laver, étant donné que les grains de sable restent sous les ongles et s’agrippent aux cheveux, parce que le vent soulève des poussières qui participent même de ce hâle qui caractérise ceux et celles qui vivent sous cette latitude. Oui, certains berbères sont blancs, jaunes ou olives, tels des figures qui déambulent en nos rues et avenues les jours les plus courts, mais la majorité est bien dorée. Je reviens donc à ce lieu immensément luisant par la présence de l’éblouissant amant, le présent qui rencontre un passé qui n’en est donc pas exactement un. Il est absurde de parler d’appartenance à un autre temps, quand témoin de leur concrétude, même parcellaire, je me tiens devant. Je n’y habite pas comme mes ancêtres ont dû le faire, je ne peux y faire mes courses quotidiennes, je n’y rencontre pas le beau garçon qui m’intimide, mais cet espace est un lieu et tel, n’est pas dépouillé, déchargé comme peuvent l’être, déjà lors de leur érection, de ces constructions où nous, modernes, transitons. Il faut lire Marc Augé sur ces non-lieux. N’empêche, les ruines sont là, signalent et interdisent d’oublier une origine non-dite, elles offrent la joie de l’imaginer, de la nouer serrée avec ce que s’y observe aujourd’hui. Ces sites dont je suis friande recèlent un mélange heureux d’hier et de maintenant, provoquent une stimulation semblable à un visage qui contient tous les âges de la personne regardée quand elle se laisse regarder ou qu’on se laisse la regarder. À l’autre site soi-disant protégé à plusieurs mètres du précédent, on ne trouve pas de toile qui recouvre les planchers ou le baptistère complètement hallucinant (les baptistères le sont tous et, plus tardifs dans leur apparition, ils me laissent aussi penser que ce sont qu’après les guerres puniques que les traces  d’habitation surgissent à Hergla). Il y a néanmoins un treillis métallique de guingois ayant manifestement été forcé pour y circuler en toute impunité et permet donc d’entrer, ce à quoi je me suis empressée. Les yeux avides d’une enfant poussant la porte d’une confiserie désertée, je ne pu m’extasier longtemps. Un homme à distance me héla en m’envoyant la main, mais à ce second site où je fus alors invitée à ne pas me promener, je me promenais, la bouche ouverte, les questions au bord des lèvres. L’homme qui me précisa qu’en France voyant une telle barrière je ne la franchirais point, j’aurais dû répondre qu’en France, d’une part, je n’habitais pas, mais que surtout, en France, un tel site n’est pas abandonné aux sacs plastiques, aux chèvres et à quiconque a envie d’y boire de la Celtia et d’y déposer, tout naturellement, sa canette ou d’y rouler un joint par un beau dimanche. Il faut croire que j’avais mal choisi mon moment. À ma question : « qu’est-ce? », il me répond bêtement que c’est un site archéologique. Espèce d’idiot, je le vois bien! Peux-tu m’en dire plus? Est-ce un secret d’État ou es-tu justement tellement stupide que tu ne sais pas de quoi il retourne, que seul un groupe d’archéologues français auraient des réponses? Il est emmuré dans son manque d’informations ou de réceptivité à cette fente d’où jaillit l’étincelle de la curiosité à mes deux iris. Fuck that. Je quitte avec toutefois dans ma tablette quelques clichés, sans pour autant détenir cette image du baptistère à partager. Dans ma tête, avec maintes autres, elle trône pourtant en reine, comme si, finalement, lorsque l’image n’est pas ainsi saisie par la machine, elle habite ailleurs et davantage. L’aura dont parlait peut-être Benjamin et peut-être aussi Barthes qui jamais n’est prise dans la caméra, dans sa reproduction. L’image hante davantage parce qu’elle git au corps, cet ailleurs étant soi, parce qu’en général, ces images appartenant à la fugacité doivent être cultivées pour être conserver, doivent être visitées fréquemment pour ne pas être oubliées, remémoirés en cœur avec les couleurs qui se mutent à leur surface et dans les profondeurs de nos consciences et inconstances. Ainsi, je me dis que la photographie n’est pas le souvenir, comme toutes les babioles que les marchands tentent de vendre au Souk de Sousse. Camelote pour touristes, piège à con, tout ce qui peut s’acheter ne peut contenir tous les souvenirs. Certes, les objets sont lourds de significations, mais ne s’en remplissent pas d’eux-mêmes, pas en soi. Le souvenir de Tunisie, il est déjà là, il grandira, prenant de l’expansion en accord avec la distance en temps et en espace. Le souvenir est là, en germe, sous cette venue, sous ce venir et il de-viendra complètement lui-même, par-viendra à lui-même lorsque je serai loin de son lieu de naissance, au moment où évoqué au détour d’une vue sur le monde, à Montréal, à Marrakech, dans le panier à Marseille, n’importe, là où je reviendrai en voyant ces azurs, où j’entendrai ces accents gutturaux, ces sonneries de téléphone qui chantent Allah’ou Akbar! Pleine de Tunisie, la mangeant à pleine dent, la respirant à plein poumon, peut-être saturée sous peu de souvenirs des mondes arabes, ai-je besoin d’ajouter un pendentif, une babouche, un tapis? Les souvenirs de Tunisie ont mis leurs pieds dans la porte, que je ne peux désormais fermer, ouverte à d’autres fulgurants moments, des bénédictions sans mots qui me tombent dessus et de maints objets qui portent ces invisibles. Parce que oui, il arrive quand même qu’on accepte ces parcelles de moins que la visite ou le bien venu et la morsure du rapport marchand contre quelques pourparlers devant absolument s’intensifier pour se sentir gagnant, car le vol n’est pas qu’à la main qui pénètre irrévérencieusement dans le sac. Le vol est aussi dans le dialogue entre toi et moi. Mon œil a révélé une convoitise que tu lis comme dans le fond d’une tasse de thé et prêt à tout pour manger, tu me prends des mains la nourriture. J’aurai l’objet et tu auras le pécule et dans cet objet, il y aura cette histoire, d’où peut-être le fait d’accepter de tant payer.

À Port El Kantaoui, la dernière place où entrer dans ce type de relation, un homme m’a volé en plein visage, avec mon plein consentement. Il m’a, un peu, fait perdre la face, mais ce n’est qu’une fois à la maison, soupesant la journée passée que je constate l’ampleur de ma crédulité et que ma face envolée ne l’est qu’à ces nouveaux yeux, devenus plus incisifs par cette expérience de maladresse. Voilà, perdre la face pour gagner un regard plus acéré, ce n’est pas une perte totale. Il m’arrive toutefois de me dire, encore et encore, que je ne devrais rien faire quand les règles arrivent au calendrier, puisque avec ce sang qui bouillonne et se prépare, je perds le contrôle. Je ne sais expliquer ce processus mensuel se nouant au cycle menstruel, mais a posteriori, toujours également, comme si vingt ans de cette affaire correspondaient à vingt ans d’amnésie partielle, je réalise que j’aurais dû me taire, j’aurais dû ne rien faire, les remords ensuite m’envahissent. Il se peut que la griffe doive faire sa trace dans la matrice ou à proximité – le cœur et le ventre limitrophes dans leurs fonctions confondues naguère par les Judéens, les Grecs et les Romains –, une griffe quelconque, celle d’un pouvoir reproducteur devenu impouvoir tel qu’en parlait Artaud. Antonin ne parlait pas de ces bulles de sang qui s’écoulent lentement, mais d’un autre processus créatif. Il n’en demeure pas moins que je suis convaincue que ce processus doit être procès et que les actes posés en ces moments de dysphonie, cette véritable maladie, exige un retour sur le comportement et une réflexion plus qu’approfondie de ce processus qui n’a pas créé un nouvel être, à moins qu’à chaque mois, ce soit toutefois ce qui advient, d’où ce sentiment de perdition ou de dépossession du soi. Freud n’a-t-il pas été amené à sa psychanalyse face aux femmes, à leurs humeurs erratiques, à leurs désirs réprimés? Outre la chape qu’est le patriarcat qui rend bel et bien les femmes folles, un autre carcan culturel entrave les mouvements ou pas suffisamment, justement, et c’est la venue maudite de cette capacité à enfanter, le va-et-vient de ce cycle, alors qu’un rut nous verrait en paix, provoque des transports de toutes sortes, c’est le cas de le dire. Ça me fait plaisir d’accuser la biologie, d’être essentialiste momentanément sachant néanmoins pertinemment, entre autres après les travaux de Margaret Mead, que cette affaire est ‘occidentale’, création chimérique, consolation pour survivre dans ce monde exigeant la constance et rendant donc ainsi tous et chacun bien triste de ne pouvoir répondre adéquatement. Ça me fait plaisir, mais je me console en voyant mes confrères tout aussi menstrués du crâne, semblant eux aussi perdre quelque chose produit dans le secret de leur écrin charnel et révéler des sautes d’humeur, encore moins prévisibles que celles de mes sœurs, sans liens imaginaires avec les lunaisons. Il ne faut se leurrer, ça me fait plaisir de me raconter des sornettes, trop de sérieux creuse les doigts du diable que j’ai entre les deux yeux et, ne me faisant plus très jeune, ma peau garde la marque imprimée de mes états d’âme, mais je sais tout aussi profondément que l’origine de ce sang que je ne diffère qu’en peu d’éléments de mes frères. À la boutique de ce fieffé coquin, où contre de l’argent j’ai eu de l’argent, certes, la djellaba qui me séduit est pour homme. À la boutique de son voisin, les chaussures qui attirent mon regard sont pour des pieds masculins et je dis haut et fort que je sais qu’il y a eu erreur! Qu’il y a erreur puisque je peine à aimer ce que les femmes aiment, que je sue avec la même ardeur que mon père, que je laisse en mon lit les mêmes odeurs que mon frère, son oreiller et le mien pouvant être confondus, ce qui n’est pas le cas avec celui où ma sœur pose sa tête blonde. N’empêche, ça importe peu, c’est seulement cocasse dans un pays où les catégories de genres paraissent encore tenir solidement, du moins officiellement, et ça réanime cette impression que j’eu jusqu’à mes dix-huit ans de n’être pas née du bon côté. S’il m’arrive encore d’y songer, ce n’est pas que je voudrais pénétrer de ma chair la chair d’autrui, mais parce que je voudrais pouvoir faire tout ce que cette chair se permet sans jugement, sans qu’il soit possible de juger négativement mon jugement, parce qu’être femme ne doit absolument plus correspondre avec l’idée de n’être pas du bon côté.

Parlant de ces créatures, en revenant de Sousse, je prends place dans un taxi collectif qui en est bondé. Un chauffeur – je n’ai pas encore vue une femme prendre ainsi le volant –, conduit huit femmes de tous âges qui remplissent sa boîte jaune d’où pendent du plafond des vignettes où brillent des sourates. La radio crache des sourates, la sonnerie de téléphone précédemment mentionnée est la sienne. J’imagine qu’il s’imagine être un bon musulman. Il regarde fréquemment dans son rétroviseur, peut-être inquiet sinon apeuré par cette horde de bonnes femmes qui ne portent pas le voile ou si peu. Seule trois de celles-ci sont coiffées de ce qui se vend en tonne au marché. Le paradis du foulard, si ce n’est celui de ma tranquillité, c’est ici, et quand je déambule entre ces bouts de tissus, je pense que je pourrais m’y rouler comme naguère dans le creux d’un lit rempli de manteaux de fourrure une veillée du temps des fêtes. J’aime les foulards, j’aime les gants, j’aime les robes et je révèle ainsi aimer ce que les femmes aiment! Inconstante femme prémenstruée! D’ailleurs, assise à la gare de Tunis, attendant le grand départ, j’observe les femmes. Je suis alors fascinée par leur élégance et la virtuosité avec laquelle elles peuvent jouer de leurs atours. Quelle épouvantable illusion que celle de penser que les foulards, gants et autres accessoires les ceints et les enferment, les cachent ou les dérobent au regard. Ils ne les mettent que plus en évidence! Dans la gare où hommes et femmes entrent et sortent, ce sont les plus colorées qui retiennent l’attention. Les mâles passent inaperçus tandis que les femmes captent toute la lumière, étrange antithèse du monde des humains vis-à-vis du monde animal. Ils sont quelconques et confondus, une masse grise et noire. Elles sont plurielles, roses, bleues, vertes, blanches. Si les souks débordent de vêtements et chaussures, il est bien évident que ce ne sont pour les miettes de touristes qui ne se ruent pas sur ces tas de guenilles et de cuirettes. Ces denrées se vendent et s’agitent une fois achetées dans la gare de Tunis, dans la gare de Sousse, dans toutes les gares et autres lieux où la circulation ne se calme qu’au milieu de la nuit. Entre-temps, les agencements vestimentaires, le souci des femmes pour la mode est apparent. Voilé selon milles  plis, le port de ces cotons et/ou soies est un art et les méthodes privilégiées varient au gré des agentes. Gantées, je les regarde et me souviens qu’il n’y a pas si longtemps, ma mère parmi tant d’autres portait aussi à ces mains blanches des gants dans l’espace public. Summum de la décence, apogée de la mode, car des pieds à la tête, tout le corps est prétexte à expression, à mise en valeur de ce qui est en vogue ou parfaitement indémodable. La dame sise sur le banc voisin n’a pas trente ans et des gants beiges travaillés de broderies sur les côtés. Ces mains sont belles, bien que ce ne soit exactement ses mains, mais je me surprends à trouver ce choix d’un très grand chic. Elle n’a pas l’abaya, le niqqab, seulement un voile rayé beige, blanc et orange, des verres fumés de star italienne, un pantalon dans les mêmes teintes et des petites chaussures orange. Entendons-nous, la totalité du look est étudié et je me prends à rêver de pouvoir, moi aussi, m’amuser de tant d’éléments à agencer. Fausse femme qui est plus menteuse que masculine, je voudrais bien aussi changer d’allure aussi aisément. Parce qu’en les regardant, les cheveux teints par le henné, les cheveux couverts de coloris tissés, accordant autant d’importance à leur apparence, je sais qu’elles ne disparaissent surtout pas à elles-mêmes comme on me l’avait fait entendre. Au contraire. C’est même à se demander si elles ne sont pas prises à cette apparence, sous l’emprise d’une superficialité, d’un espace ludique où pendant qu’elles magasinent et s’arrangent, se pavanent et rêvent d’être vues, elles laissent le champ libre à d’autres ou négligent des activités qui, aujourd’hui aux lendemains de cette révolution qui traine, devraient être mises en branle. C’est encore à la gare qu’il est possible d’observer les femmes. Au café, il est plutôt rare d’en trouver attablées, royaume des moustachus n’ayant rien à foutre de leur journée, comme si les femmes avaient toujours plus de travail même quand il n’y a pas de travail. Les variables me paraissent multipliés par cent et au-delà de la surface, ce que tout ceci change me paraît être la journée, la semaine, sinon la vie. J’oubliais les femmes en survêtements et celles dont le visage est traversé de tatous bleutés, dont la journée, la semaine et la vie sont manifestement fort divergentes. Parlant ainsi, je crains de tomber dans le piège de la description trop usuelle, la faillite du regard qui stoppe à la surface et ne voit que ce les femmes portent sur elles et non en elles, ce qui finit donc peut-être bel et bien par les faire disparaître. Il est donc possible que les vêtements, peu importe leurs formes, leurs textures, leurs couleurs ou leurs connotations, finissant par cacher les femmes plus que par les habiller ou à leur donner une plus-value esthétique. Est-ce dans le regard de l’observateur et de l’observatrice, est-ce dans l’observée ou est-ce à mi-chemin, justement aux connotations, aux journées, semaines et vies que cela suppose?

Je reviens à port El Kantaoui où aux terrasses les étrangers parlent de compagnies offshore, car ça semble être l’option à laquelle réfléchir lorsque retraité nanti, on navigue sur cette grande mer intérieure, de Tanger à la Turquie, en affichant pavillon en France et taisant fuite de capitaux, ici, en Tunisie. Les Russes et les Allemands se promènent quand ils ne boivent de la bière accompagnée de pizzas. C’est un endroit sans cachet, sans identité, ça me fait d’ailleurs songer à Miami, au quai où avec mes parents nous avons mouillé et d’où nous sommes allé visiter les demeures des richissimes personnalités, c’est en quelque sorte un de ces non-lieux dont parle justement Augé. C’est ça, le premier port à visée touristique du pays, construit de toutes pièces en 1979. Depuis, je jure, les ravages n’ont cessé et je ne regrette en rien de n’être pas de la mêlée. Pour cet après-midi, toutefois, j’en étais et c’est presqu’à regret que je le confie. Le bonheur fut de manger et boire une demie bouteille au soleil et de parler avec un vieil homme qui reconnu mon accent, évoqua Claire Lamarche, la O’keeffe, Molson, Unibroue, la rue St-Denis, le boulevard St-Laurent, qui mentionna son désir de manger de la poutine, de la tourtière, de la soupe aux gourganes (!!!), qui évoqua le fait qu’on caille au Québec et que Charest et Harper sont des goujats. Nous avons ri, nous avions des points communs, son amour de mon pays, mon amour du sien et enfin une rencontre, aussi absurde soit-elle, sans frein linguistique. Belle femme, très belle femme, l’homme qui me mariera sera un homme chanceux. Cause toujours, pauvre monsieur, une belle femme cache des laideurs indicibles et tient, prêt à rebondir, un déclin assuré à moins que la faucheuse ne vienne avant le désastre frapper. Le malheur, outre ce qui me pend aux oreilles, c’est un autre homme – je vais finir par me dire qu’ils ne sont bons qu’à ça, calisse –, qui lisant tranquillement son journal s’ignifugea lorsque j’osai pénétrer dans son antre aux cuirs débordant. Il vint vers moi, décrocha des sacs « véritables cuirs de chameau ». Mon cul, oui. Il n’y a pas de chameaux ici, rien que des foutus dromadaires, que je me dis en pensant à Astérix et Cléopâtre.  Il me donne des prix, multipliés par deux, sinon trois. Je m’en fous. Puis, il passe son bras autour de mes épaules. Belle femme, très belle femme. Oui. Merci. Je sens ses vieux cafés et les cigarettes mariées à ces derniers soufflés à mon visage, je vois ses dents cariées, celles qu’il lui reste, j’ai tout son corps bien trop près de moi et son âge proche de celui de mon père. Je lui répète que je vais aller manger, réfléchir et peut-être revenir. Non, non. Le prix baisse à chaque pas faits en direction de la sortie. Il me suis, me repend par les épaules et je dégage son bras. Arrêtez. Il m’assure qu’il me mangerait et que je pourrais aussi le manger. Une si belle femme. Ça y est. Ma face est à terre. Mes yeux hors de ma face. Mes sourcils dans mes cheveux. Non. Mais il n’y a plus de merci. Le sac à main qui me plaisait coûte maintenant 40 dinars, 20 euros, des peanuts. Puis, en une fraction de seconde, il me dit sans gêne « toi et moi, là » en me montrant un rideau, une salle d’essayage, un quelque recoin du genre et ajoute, comme ça, « sac gratuit ». Je suis partie comme une balle, cette balle aurait pu le viser direct entre les deux yeux, lui fendre le crâne pour laisser échapper plus de sang que de décence et ainsi le laver de ses pensées lubriques, de son imagination. Mon cul, ma bouche, 40 dinars, 20 euros, des peanuts. Tabarnack. Une si belle femme, un homme si dégoutant. Je le raconte et j’en dégoutte encore et soyez bien certain que ce n’est d’un subtil suc humectant mes lèvres vaginales, me préparant à l’amour. C’est son contraire, le dégout  qui peut sceller cette ouverture joyeuse et la rendre impénétrable. Qu’ai-je dis? Tabarnack. Nenni, LE tabarnack. Un vendredi après-midi, encore, en plus!

Aujourd’hui, toutefois, c’est dimanche, il est neuf heures, la mer m’appelle, pas la prière qui ne retentira cacophoniquement qu’à midi, invitant à rentrer dans les appartements, l’amant se faisant trop ardent, tatouant la surface du corps et accélérant son vieillissement. Aux rides que je vois en me mirant, je sais que j’aurai bientôt quarante ans, que je serai la preuve de tous ces jours d’amour avec le très grand, abus ridicules difficiles à refuser, tout autant que cette bière prise à la terrasse du café urbain, alcool ne coulant qu’à cette troisième ville dans l’immédiat, alcool qui parfume mon haleine et qui se respire par ceux qui veulent y voir, après même un seul verre un état second ou une entrée en la matière démoniaque. Pourtant, mes plus belles conneries, je les fais avant de mettre mes lèvres aux dons de Bacchus. Là, je me repose et tente d’apaiser ma culpabilité, le pendant maudit de cette permissivité chrétienne. Le sang de mon Dieu se boit et rend ivre, mon Dieu change l’eau en vin et comme rétribution, il change mes possibles insouciances en crise, c’est un échange merdique, mais ça aiguise la conscience et exige une prise en charge qui ne relève pas de ces frêles épaules. Mon Dieu m’offre le loisir qui se boit, le précieux liquide en moi, Il m’offre le loisir de trouver mes plaies, comme à son corps défendant, d’y glisser les doigts, puis d’y plonger entièrement les mains pour, de ces minces ouvertures créer des béances d’où sort le fiel, où pénètre le miel, le substantifique pollen de la vie mâchée à la bouche des insectes que j’ai dans le plafond et qui tissent aussi leurs cocons et leurs toiles dans le bouquet offert par celui qui me garde, me ramenant à cette condition près de l’enfance, celle où invariablement nous sommes assujetti à la bonté des autres, à leur avarice, à leur présence. Je n’ai plus ma mère, mais à mes pieds s’étend ce qui sonne comme ce nom, cloche d’eau sur lequel je dépose et enfonce mes fardeaux. Si la mort est l’ultime paiement de la dette, le dépôt final, le règlement de comptes, ma mère a payée le gros prix et sans croire aux indulgences, je sais qu’être ici, participe de ce qu’elle a donnée, de ce que j’ai reçu d’elle avant qu’elle ne remette tout. Ceinte de beautés, prise en son sein, à son mystère, engendrant d’innombrables mystères, j’attends la prophétie. Entre les cadeaux qui tombent du ciel, la pêche miraculeuse du temps qui s’ouvre au matin et dans les cris insistants de la mésange qui a fait son nid sur le climatiseur, au bout de mon regard, à ce qui se pose en mes creux, les mots pour dire la mort de l’autre vont surgir. La tristesse part avec les marées, revient avec les bateaux aux cales gorgés d’écailles brillantes, repart lorsque ces poissons cessent de frétiller affalés sur le port, revient quand le rayon m’aveugle et que la page imprimée des longues phrases de Musil se noircit par un double éblouissement et que le poisson abouti finalement sous la dent. Être-là, cette présence à soi, c’était la destination et doit demeurer, car jamais elle ne s’évanouit, même avec ce sentiment d’être arrivé. La route encore tracée invite à continuer, à trouver en d’autres endroits ce lieu, ce repère qui me rappelle que ma mère n’est plus, mais que mon père est quelque part, bien vivant, peut-être pas très bien, dépourvu de cet amour, n’ayant pas retrouvé ce lieu, justement où il existe dorénavant immuable. Dans le deuil, il appert que chacun doit arriver à ce lieu où l’amour de l’aimé existe sans fin et indéfiniment. Devant la Méditerranée qui me susurre sans pause que je suis d’ici, j’entends que je porte ma mère en moi, que depuis son départ vers d’autres cieux, elle y est comme jamais. J’entends qu’une absence n’est que la présence de ce qui, jusqu’alors de l’ordre de l’inconnaissable, se répand pour recouvrir ou se fondre à cet incroyable plus incroyable que la mort qu’est la vie. Être-là, dans cette immensité avant de passer à ce domaine aussi vaste, cercle gigantesque où s’engouffre les souffles disparus ou point de contraction si petit que l’œil nu ne le perçoit bien qu’il se trouve en tout, exige et donne. Il faut peut-être marchander, et ce, souvent âprement, avec toute l’intensité disponible, pour se sentir gagnant, pour ne pas perdre, totalement, la face. Être-là, le visage au vent, offert à tous les passants, hurlant de ce cinquième commandement et obligée de l’entendre pour soi également. Tu ne tueras pas. Ainsi, je ne tuerai pas la rose au feuillage abondant, l’amour donné par le cœur de ma mère, les visages défaits et tristes de mes acolytes, lointains et proches. Je ne tuerai point et ne mets que des points de suspension à cette phrase, à toutes mes phrases, pour mieux déposer, en temps et lieux, les gestes nécessités, me reposer aux bras qui savent me porter, me poser dans une pause et enfin savourer les sons d’une nature merveilleuse dans laquelle s’agitent les morts, tapis dans les interstices des ruines, dans les encoignures des bâtiments des vivants, dans les tréfonds de leur esprits et dont les voix révélatrices ne s’entendent que dans une solitude bénie. Oui, bénédiction, la parole bonne, la bonne parole. Lentement, orientée vers cette destination, j’entends que j’arrive.

lundi 20 mai 2013

Elles se fouettent


Elles se fouettent, se lamentent, se roulent au sol, s’arrachent les vêtements, suivent le cortège ou le mènent, c’est selon, puisqu’elles sont à la proue de la mort, nef superbe qui avance inexorablement, créant houle et nouveaux courants sans néanmoins se muer, se mouvoir, glissantes sur les flots, prises aux ressacs, tonnant et fendant ce qui ne s’ouvre qu’au coup du bâton mosaïque. En éclats moirés, elles ne bougent. On ne sait simplement plus si c’est ce tri mâts qui veut, si ce sont les hommes au ventre de cet engin qui emplissent la fournaise, charbon sur charbon, diamants durement extraits des tréfonds, là où coulent précisément ces eaux troubles ou mal imaginés, soit clair comme aucun ne sait l’être n’importe quel rocher, qui propulse l’affaire. Mais ça avance, ça roucoule impétueusement, pas au-dessus parce que les oiseaux suivent aussi ce cortège cherchant à prendre la moindre part qui pourrait surgir, ça produit ce tumulte simplement parce que voilà ce que c’est. Toutes voiles gonflées, bandées comme des arcs prêts à mettre à mort, à amener dans le sillage, lignes dans lesquels toutes ces femmes s’enfargent, pour lesquelles tous les hommes piochent avec la suie à leurs bras qui se colle et jamais ne se délogera, trace d’un passage qui s’ouvre, passage qui depuis le premier ne se ferme. Ce paquebot suit son cours, malgré qu’il n’y ait de voie tracée, bien qu’un itinéraire soit incommensurablement collé aux pas qui clouent sur cet ondée, qui balancent aux hanches de ces corps prenant part, cette part justement si injustement redonnée. Elles se saupoudrent de poussière, elles se recouvrent de lumière, s’ensevelissent aux vues et aux sueurs des hommes qui mettent à bas, mais aussi à mort l’intérieur de la terre, le revers de la mer, ce qui écume aux jours et aux nuits, sous les raies des astres qui ne disent mots, mais murmurent musique. À leurs oreilles, elles n’entendent pas leurs cris, que le piaillements des mouettes folles, tournoyant aux rythmes que font les robes et les jupes virevoltant aux vents soufflant d’on en sait où, remuant ciel et ouvrant le cœur des enfants à cette misère sans nom. Je me prends à cette souffrance, ces tissus voltigeant et ainsi indiquant ce qu’il faut faire, le lieu où il est possible de se reposer. Elles se fouettent et se recouvrent des  draps de la fin du monde, abritent le vivant dans cette couche dont nous provenons, marée de sang qui ruisselle à d’autres fournaises. Elles se fouettent et hurlent de feux qui éclairent les raies, qui font cette lumière envoutante qui guident les coups d’ailes des volatiles, ivres d’une migration qui les appelle sans raison, mais qui les sauve ou suavement se trouve la force de continuer. Il y a des mots qui servent de lanières de cuir, peaux tendues comme ces tissus de blancs, filets où s’engouffrent les souffles marins et font que n’importe quelle bicoque pourrait avancer. Les jours se suivent, les jours s’arrêtent, le jour se lève et le monde tourne, et pourtant les mots n’y peuvent rien. Les mots, fouets dorés qui fendent l’air se frappent aux tensions que sont les hommes dans la cale, que sont les femmes sur le pont sous le ciel qui les regarde impassiblement. Bien qu’il y ait ces nuées à force de bras, cependant les plumes ne s’arrachent, les écailles ne pleuvent, la route se trace et les mots n’y changent rien.  Elles se fouettent, produisent le mal à la surface, le crache à tous les éléments pas si indifférents et la mort continue de mettre au monde ce qu’elle doit. Pendant ce temps, ils se penchent, amassent la masse informe de ce qui se trouve à la portée de leur préhension, sans nom. Adam a oublié de dire, sourd à certains dérangement, dont le plus grand, dépassant son regard, ne pouvant entrer dans sa pelle. Nu, il se penche aussi pour prendre, mais sa langue se meut sans pouvoir. Il s’agit, elles se fouettent, ça remue. Les eaux fendues, ouvertes à tous vents ne se laissent embrasser, résistantes, mais présentes.

Un matin, visitée je fus. Elle était là, immense plus que toute le reste, plus imposante que toute la vie et sa puissance, possédant ce qui transcende le petit quotidien. Répétant amoureusement son désir à mon égard, trouvant les traits de mon visage tout aussi envoutants que ses paroles pouvaient l’être à mes oreilles, même si je ne voulais ou ne pouvais l’entendre. À cet en-déça, il y avait toutes les voix tues depuis des siècles, chantantes, chatoyantes comme nul écrin contenant le beau bijou. Elle avait en ses mains ce secret qui fait briller le plus obscur, là où se tapi le plus précieux.  Peut-être était-ce enfin ce silence rêvé qui pose en la plaie son baume, ce silence aimé qui noue comme jamais tous les fils qui semblent habituellement emmêlés. Sachant sur quoi tirer pour appâter la chair, hameçon qui se distingue de tous les rayons qui se brisent en éclats multiples à la surface, soudainement en cet espace où ne peut briller que le vrai, l’authentique fin de ces tourbillons, la source même de ce qui les fait. Un matin, une nuit devrais-je privilégier, je fus visitée par ce qu’on imagine comme muni de bras tenant une serpe tenaillant le nerf qui nous tient, nœuds qui ne se délitent qu’en ce moment, qu’en cette visite inopinée. La peur. Rien que la peur. Puis quelques jours plus tard, penchée sur une copie d’examen traitant des écrits de Simone Weil, la sonnerie du réel vint briser cette musique. Pas silence, pas ouï-dire, paroles abruptes qui disent que cette visiteuse n’est pas pour nous, pas pour ce soi malgré la déchirure qui sera faite, assurément, dans le textile, dans la fibre du lien au monde, à cette terre et à cette mer qui se fend et fouette notre être au monde. Soudain, les paroles dites quelques orées du jour plus tôt se comprennent. La faucheuse n’est pas là pour rien, ni pour notre propre tissu de mensonges ou de tristes squelettes enchevêtrés en nos placards, la mort est là pour celle qui nous donna cette vie. Les ossements ne sont nôtres, ils sont le suc qui forment et déforment le linceul dans lequel chacun se drape, ils sont le coquillage où se profile le visage de la mère. Ma mère. Mammaire qui ne me donna le sein qu’aux berges de la mer morte, parce que toutes les femmes, même celles portant le voile et la pudeur comme couronne, invitent à ce même renflement. Ma mère prise au ventre, à cet organe oublié qui dicte les coups de fouets, les cris, les gestes au sol se penchant pour prendre cette terre, se penchant pour prendre la bouche et le sexe de mon père, cette femme m’offrit le sien une fois sur son lit de mort et ce sein ne se boit plus, tari par la maladie, par ce que le siècle ne dit et qui surgit immanquablement, n’oubliant pas, lui, de se dire. Sont-ce des mots? Sont-ce que des larmes qui se doivent d’émettre du sens? La fournaise se remplit de charbon, et ce, qu’il n’y ait qu’une paire de bras, qu’il y ait une armée pour alimenter cette insatiable bouche, affamée sans fin et sans faim de se repaitre aux corps des humains. Ma mère n’a pas donné son corps à la science. La science a pris le corps de ma mère. Toutes ces années de nourriture réchauffée au micro-onde, toutes ces belles matinées où les cheminées faisant nos voitures et le papier qui enveloppe la moindre pomme de terre, pomme de discorde entre une survie et un coup de faux se voulant toujours mal dirigé. Pourtant, l’heure sonne, le matin s’allume et la parole fend l’espace entre ce lieu de l’enfance, de la mise eau monde et la fin du monde. Dans ces drapés et ses jupes volant aux vents, qui soudain cessent de changer de couleurs puisqu’il n’y a pas de fées au berceau ou sinon des fées qui sont des alliées de celle qui ne quitte le logis sans longtemps dire mots, sans fendre l’air. Et je demeure dans l’impossibilité d’écrire ce que cet éclair fit, outre fouetter, crier, répandre cette poussière et me ramener à ce pancréas, boule de chair qui s’ébranle et se manifeste, qui devient comme jamais auparavant le lieu de la discorde. Ô mort, ô ma mère, je n’ai pas de mots bien qu’un lexique faramineux me coule au palais, mais le voile ne goûte pas bon. Ô mort, depuis l’apparition du bleu lorsque je roulai au capot d’une voiture, lorsqu’on m’enleva brutalement mes vêtements, lorsque je réalisai que j’étais constamment seule face à ta non face, tu rôdes. Je ne le savais pas. Du moins pas ainsi, pas dans les fibres de ce tissage imparfait. Je ne savais pas, non plus, que tu étais au pied de mon lit pour me dire que tu attendais une rançon pour que tu dégages, pour, enfin satisfaite, tu ne me laisses plus jamais tranquille. Elles se fouettent, se fracassent à la coque de cette construction de bois où les hommes ont planté des mâts et accroché toutes leurs bouées de sauvetage. Ces surplus, ces possibles mènent le gouvernail, happés, impossibles à freiner. Ça avance, ça remue, ça émeut, ça tue. Je ne savais pas que la mort pouvait planter son drapeau et se faire maitresse des jours et des nuits, du ciel, de la terre, de la mer, de la gauche, de la droite, du haut et du bas, ça ne dit que la même chose qui n’est pas une chose, qui est ce qui ne se dit pas, qui m’échappe et m’en robe. Jolie dites-vous, toujours à la mode, appelant à mordre. Fruit âpre qui flotte à la surface, alimente qui plonge et fend les ténèbres, qui ouvre la brèche vers l’infini, fait la lumière. Elles se fouettent, je me fouette et ruissèlent le sang. Se renouvelant aussi souvent que les océans en mon sein que je ne donne, qui se tari, qui n’offre à boire à personne. Moi aussi je meurs, toi aussi tu meurs et de ne pas boire ces flots ne nous en empêche pas. Je ne sais si je sais écrire, je ne  sais si je sais dire, je sais seulement que je suis possédée par la mort et ne suis pas prête à la laisser triompher maintenant. Je ne sais si c’est en combattant à coups d’épée dans l’eau que j’en échapperai. Je sais qu’il existe des crabes qui mangent les femmes et les hommes, qui ont dévoré ma mère dans un certaine force, qui lui rappelèrent qu’elle voulait vire, que sa besace était pleine de rêves, que le temps comptait et qu’il était précisément, à ce mouvement d’aiguille, plus important que jamais auparavant. Cette aiguille, c’est la trace sur la boussole qui m’indique de quitter les horizons douloureux, qui tiquent et taquent et signifient que n’importe quand, tout ceci peut cesser. Dans un respir. Un inspir. Un soupir. Mots qui choient sur le lit de l’amour, qui contiennent espoir et qui ne peuvent, là, mourir. Pas pour un coup de pince, qui pince qui dévore le corps, qui mange l’amour qui ne se dit, râle qui roule et n’amasse les écumes brillantes. Elles se fouettent. Toute ma vie, j’ai vu ma mère se fouetter, se taire, se coucher et se rouler à ces draps qui l’ont étouffée. Je la voie encore immobile depuis des jours, râlante, dans des tuniques autres, qui ne lui ressemblant que peu, bien que fleuries, je me vois la quitter comme si j’allais la revoir encore suspendue à ce difficile souffle. Puis, non. Ma mère qui me promettait d’être toujours là, n’est plus. Le silence est vaste, plus dilaté que tous les mots qu’elle me dit dans cette courte vie que nous partageâmes,  à ces chants qu’elle lançait, triomphante lorsqu’approchait la plus longue nuit, soprano éblouissante fracassant les fenêtres de notre maison. Sans ma mère, sans ses mots, sans ses rires et ses danses figées, il n’y a plus de maison, il y a néanmoins cette plus longue nuit qui s’étire chaque jour, qui se prend à l’onde qui rugit ou apaisée amène dans son sillon tant d’abandon. Ma mère a quitté ce monde. En quittant icelui, elle me quitta et à sa suite, tant d’autres eurent peur d’émoi, de moi, dans des émotions que je ne connaissais pas. Je porte la mort comme un flambeau, mais depuis qu’elle prit celle qui me mit là, elle a quitté le pied de mon lit. C’est sous mon oreiller, c’est dans mes rêves les plus gris qu’elle me dit que plus jamais je ne pourrai la reconnaître. C’est ainsi qu’au coin des rues qui se remplissent de la vie, je sais qu’elle est là. C’est en attendant le feu, que je suis brûlée, les ailes ne pouvant se déployer jusqu’à je ne sais quand, m’imaginant que je suis aussi tel un phœnix et saurai m’envoler, alors sans conviction, peut-être plus tard repiquée par ce dard qu’est ce qui s’agite à gauche à droite, en haut, en bas, à mes côtés. Or, le regard que je pose est possédé par cette femme qu’on imagine avec des bras tenant l’arme fatale, alors que c’est dans le silence qu’elle fait son chemin, pendant que dans le sillage éblouissant, se tisse cette ligne qui nous mène directement là où ça se terminera. La nef avance, elles se fouettent, ils replissent le creux brulant et rougi, tous nous contribueront à ce que ce navire imprenable poursuive jusqu’à trouver terre, mais non, il n’y a que mer, onde tout aussi imprenable en nos mains tâchées d’une suie jamais lavées qu’au ruissèlement de la mort. Ô mort, je te connais, je te vois au coin des rues et j’ai encore plus peur de toi puisque je sais désormais de quoi tu es capable, précisément lorsqu’on ne t’attend pas. Elles se couvrent de poussières, suivent ou mènent le cortège, elles enfantent et assurent ta survie, les femmes et les hommes, dans la cale, sur le pont, te donnent plus qu’ils ne prennent, ensemble et chacun de leur côté. Seuls nous devons te faire face, toi, sans visage, toi que même la plus fine des philosophies n’a pas finie de médire ou de tenter de sillonner sur la crête d’une vague qu’est cet éphémère passage. Il n’y a pas de mot, même si je commence mes phrases avec des ô, bien que j’ai un ton élogieux, bien que je ne sache par quel part te prendre parce que je suis prise bien plus que toutes les tentatives de tous les jours que je pourrais aligner ne peuvent suffire, ne peuvent le dire.    

La déchirure qui éveille


Encore la déchirure qui éveille, les larmes aux yeux. Ce n’est pas un rêve. L’angoisse qui m’a saisit dans l’imagerie d’alors, incluant la présentation de résultats scientifiques à l’étranger et le besoin pressant d’encouragements abondants provenant de sa voix, signifiant cette difficile mais probablement indéfectible confiance, ne m’a pas quitté lorsque je décidai, bien consciemment de vérifier. Autre type de science, sentir le malaise et choisir de se réveiller pour que ça cesse. Mais non. C’est encore plus atroce d’ouvrir les yeux, de réaliser ce vide au monde, l’absence infinie de cette personne, le manque creux et criant de ses encouragements quand le cœur, justement, ne se montre plus autant vaillant. Ce n’est pas un rêve bien que plus tôt, cette semaine, je l’ai encore vue au volant d’une voiture, comme jamais ce n’était le cas dans la réalité. Non pas qu’elle ne conduisait pas. Dans mon sommeil, elle se penchait vers l’avant, s’agrippait des deux mains au volant et me parlait. Il n’y a pas de paroles dans mon souvenir, il y a seulement le décès de l’autre et la légèreté diamétralement opposée que cette inéluctable affaire. Cette disparition faisait moins mal, se sentait à peine étant donné la déjà si cruciale absence en ma vie de ses encouragements ou de ses paroles. Ce silence n’était pas nouveau, l’aboutissement naturel du désespoir ne m’ayant jamais mené aux creux de ses bras, à la source de sa voix. Ma mère, oui. Or, je ne peux que me retourner au lit et en ma poitrine savoir que mon cœur est fendu, que de là coule une eau dont le jaillissement ne produit pas d’arc-en-ciel puisque l’envers de mon corps, les revers de ma vie n’ont pas ouvert de brèche laissant filtrer les rais de lumières. Brisée de cette disparition comme si l’existence de ma mère en n’importe quel point du globe assurait une cohésion à l’ensemble et non pas ces accolades tatouées sur les avant-bras, cette activité à l’horaire le jour même où elle déposa tous le poids de ses jours. Il n’y a pas de détente, pas de lieux indiqués pour appuyer et libérer cette douleur, pas de meilleure chance la prochaine fois. Il n’y a plus cette possibilité d’envoyer un message, un appel et de recevoir une réponse en direct de l’amour. Il n’y a plus personne qui soit répondant de ma personne. Ça me tue et les larmes prisent en foule comme des juifs dans un wagon en direction de Treblinka se ruent dehors lorsque les portes s’ouvrent et se jettent dans le feu infernal afin de mettre un terme à ce lancinant délire, à ces réveils non point pareils mais devenant plus lourds, s’accroissant de ces rivières qui ne coulent plus dehors. Les lacs calent, les crues inondent les alentours, voilà des mois qu’elle n’est plus là, mais vraiment plus là. Les maigres signes que je veux lui associer sont, je le sais, des chimères que je me créé pour avoir une croyance qui me donne la force, une force quelconque et une croyance toute aussi anodine pour ne pas dire ridicule. Les lacs calent encore dont en passant sur ces vastes étendues d’eau douce où avancent péniblement le train reliant la ville et ses banlieues. Alors, encore plus violemment qu’au réveil, les rivières, sans véritablement remuer, se déversent et mes yeux deviennent des miroirs. Ma respiration change, la personne qui me voisine s’interroge et au moment où deux longues gouttes émergent de derrière les verres fumés, la personne se répond, probablement faussement, puisque nulle part n’est indiqué cette affreuse réalité. La rivière frétille à la surface de ce qui me fait voir et je ne vois plus rien. Les images remuent derrière mes paupières et ce qu’elles me donnent à voir font qu’au matin, je ne vois plus rien. Elle n’est pas là. Je voudrais me tourner vers elle et sentir la texture particulière de la peau de son cou, là où en me voutant de plus en plus, je réussissais encore à déposer ma tête et trouver que c’était l’endroit le plus adéquat, malgré la posture inconfortable, au monde. L’île où enfin l’on dépose ses bagages et surtout ses soucis, les vacances du soi où avoir presque quarante ans n’importe pas. L’espace où notre visage se cale et se love, rentre à la maison, retrouve son moule. Ma mère me manque et il n’y a aucun mouchoir pour essuyer ça, pas de cou où blottir ce nez qui coule dès que je m’élance dans la confession ou que ça élance, là aussi, au creux du silence où justement, maintenant, je la retrouve. Je ne peux mettre mes bras autour d’elle, mais je peux enfoncer mes doigts dans la fin du silence.

J’arrive de la médina de Tunis. Ébranlée, tant par la lecture faite dans le TGM sur le sort et la mort de Virginia Woolf que pour l’épisode existentiel que je viens de traverser. À la sortie du Musée du Bardo, un joyau architectural, ancien palais de Bey où se pressent des milliers de cubes colorés, mosaïques antiques décorant les murs et les planchers de villas qui s’accrochaient aux falaises ocres et blanches de cette ville surplombant la baie, je cherche un taxi. Il a déjà été difficile de héler le bon ou à l’endroit stratégique, les chauffeurs m’avouant qu’ils sont en direction de tel endroit ou ne vont que par là et non pas dans l’ouest perdu où se localise cet immense bâtiment. Donc, place de 14 janvier 2011, je ne trouve pas, place du Bardo, c’est encore plus un casse-tête. Malgré la boussole, je ne vois pas bien le sud, je ne démêle pas les rues intriquées et où elles peuvent bien aller. Les minarets viennent de chanter à tue-tête, les barbus se garent et retirent leur numéro d’identification, il importe davantage d’aller prier que de faire un autre voyage vers le parc du belvédère. Sur le trottoir, comme mes semblables, je cherche cette voiture jaune qui sera libre d’un client et dont le principal occupant daignera s’arrêter et accepter de m’amener où le cœur me dit. J’ai faim, j’ai soif, j’ai chaud, je ne tiendrai pas longtemps. Je marche un peu et trouve le Métro Bardo et m’y dirige, puisqu’il est certain que ce dernier me conduira quelque part. Où? Je ne sais, aucune carte n’est présentée aux utilisateurs, pas d’écriture autre que les courbes érotisantes de ce bel arabe, rien qui ne dise, outre la menton Tunis, où le train s’en va. Le quai est bondé, des jeunes en jeans, des vieux en complet, des femmes en djellaba, des fillettes en paillettes, une majorité tunisienne, pas un blanc qui déambule, de toutes façons, il n’y a pas d’espace pour ce faire. Non, la dame se promène sur le quai cherchant l’indication qui illuminera son doute, se fait bousculer, reviens sur ses pas, cherche dans l’autre sens si ne s’y trouverait pas le mot magique, le dessin décisif. Elle suivra la mêlée. Le train se pointe dans la courbe de la gare et la foule se meut vers les portes. Les wagons ne se vident pas, tous vont au même endroit et les gens poussent. Près de la porte, la dame tente de pénétrer entre les corps, de s’y glisser comme une habituée, en vain. D’autres savent ne pas respecter les queue ou les priorités et demeurant avec quelques non élus, elle se rassoie et ouvre le livre, faux guide qui ne révèle pas comment ce dédale de rails se plantent dans la ville.  Arrive le train suivant, prends icelui, contente, à chaque station où il s’arrête, pas de carte, pas de nom, pas de signalement sonore. La dame cherche des repères, une mosquée, une horloge, un bâtiment, quelque chose dans le regard d’autrui qui rassurera sur cette prise de décision qui relève du hasard, qui relève du mimétisme. Le parc Thabeur est là, la médina est à proximité, les enceintes des mosquées clament des sermons incompréhensibles, mais semblant virulents. Station de la République, c’est la descente et la marche qui s’amorce sur l’avenue de France. La rue est pleine, il faudrait trouver un troquet pour casser plus qu’une croûte, mordre dans du semblant de vie, car l’énergie est épuisée. La dame avance de peine, ne voit plus rien autour d’elle, ne sent que la présence du même garçon qui, depuis la station, est derrière elle. Une pièce architecturale commande l’arrêt et le saisissement ou le dessaisissement. Sur l’avenue Habib Bourguiba, il faut s’attabler et reprendre en main et au ventre, la moelle substantifique, le jus des fruits, le sang des animaux, les bons grains de la terre. Auprès du salon de coiffeur attenant le comptoir tabac, la main qui farfouille dans le sac ne trouve pas le cuir si doux acheté à Berlin. Le sac se vide sous les yeux de trois gaillards qui n’omettent pas de passer des commentaires flatteurs et/ou désobligeants, la dame ne trouve plus l’antre permettant d’accéder à la nourriture et autres denrées nécessaires à cette courte survie. Pas ce rectangle violet, pas de dinars qui ne valent, certes pas grand chose, mais changerait toute la perspective et vont modifier le cours de la journée par leur manque. Il n’y aura pas de Parc du belvédère parce que la dame chancelle, elle doit boire et manger avant que le paysage ne se tavèle de points noirs ou s’obscurcisse définitivement. La dame doit rebrousser chemin et dans la panique qui soudain la ramène à la station, elle craint pour la première fois depuis son arrivée le contrôleur et le billet qui ne se contrôle pas, car la liasse de ces cartons turquoises, habituellement dans une pochette secrète, sont eux aussi à son porte-monnaie. Elle pourra toujours raconter l’histoire sordide, feindre d’apprendre sous le regard de ce gros homme que ce qui lui ouvre les portes de la facilité est aux mains d’un autre, elle l’espère, plus que gisant sur un trottoir. Elle recense en ses pensées le contenu perdu et voilà que le drame frappe vraiment. 

Une photographie d’un photomaton, dont un large pan a été décollé, faisait un sillon beige sous le menton de la femme qui y est immortalisée se retrouvera parmi les décombres, les détritus qui jonchent le sol. Le visage aimé, la valeur accordée à ce minuscule objet ne seront reconnus, seuls les billets orangés feront sens. Peut-être même que ce reste d’agneau teint, avec la photographie, se retrouvera au fond d’une décharge. J’ai le cœur lui-même comme un petit reste de rien du tout. Je ne peux penser au visage de ma mère perdu dans cette Tunisie, froissé, déchiré, piétiné ou envolé au vent  dès que ça souffle plus fortement. Sur cette photographie, ses yeux sont noirs. Elle semble encolérée ou bien elle joue la femme forte, la fille déterminée, celle à qui on ne la fait pas. Elle a à peine vingt ans, un manteau de toile avec un col rond de fourrure, une coiffure étrange. Les cheveux de ma mère fins et clairsemés n’ont jamais été sa marque distinctive, bien que ce manque de volume et densité ait contribué à faire, précisément, cette tête. Sur l’image en noir et blanc légèrement jaunie, sa frange est retournée sur le sommet de sa tête, peut-être même y a-t-elle mis un bigoudis pour lui offrir cette vague qu’elle n’aurait assurément pas sans cet exercice stylistique. Un peu de biais, elle penche légèrement la tête par l’avant et dans l’écriture, son visage se délite. Je note ce que je me souviens, ce ne peut plus être de l’observation, ce ne peut plus être la constatation que cette femme avait un joli nez et des joues parfaitement seyantes. Que le teint de sa peau, alors, était clair et frais, que la jeunesse que je conservais dans le cœur de mon sac n’est plus. Ma mère était belle sur cette photographie d’elle à un âge où je ne l’ai pas connue, où même mon père ne savait pas son existence et ne pouvait se douter qu’il partagerait autant d’années, autant d’événements marquants, d’autant plus dorénavant. Le visage de ma mère à 20 ans se trouve dans les mains d’un ou une inconnu.e qui l’a, je suppose, déjà laissé tomber, à moins d’être tombé amoureux de ce reflet du passé, de cette femme qui n’est plus. Voilà, en lisant sur le suicide de Woolf, prophétiquement annoncé dans ses romans, je verse des larmes et c’est au visage de ma mère qu’elles ruissellent. Je voudrais que sa face soit une icône, je souhaite que les yeux noirs de cette femme méduse la personne qui y jettera le regard et soit figé dans cette journée sacrée du vendredi, apprenne à la dure que le vol est une mauvaise chose, non pas pour l’argent, mais pour ce qui n’a pas de prix.

Le Monde de samedi

Dans Le Monde de samedi, un article sur les paradis fiscaux, un article sur George Steiner et un autre encore sur « le nouveau visage féminin de la migration ». Cette édition n’est faite que de trois feuilles auxquelles mon crayon d’indécrottable lectrice qui ne peut s’en passer s’est mis à griffonner lorsque j’y glissai la rétine, à danser irrégulièrement, car le maniement de ce fusil d’encre exige de relire, de revenir sur ces pas, chorégraphie calme ou agitée selon ce que le corps rencontre. Au dernier article mentionné, je note dans la marge : « établir des frontières étatiques et des souverainetés basées sur le sexe et/ou le genre ». Cette idée m’est venue en imaginant ces flux migratoires, intérieurs et extérieurs, locaux et internationaux, qui transforment les démographies et font prédire à plusieurs que 70% de la population habitera des zones urbaines en 2050. Le monde sera donc vide ou les villes s’étendront à perte de vue, à perte de champs et clairières où aujourd’hui, heureusement, paissent les animaux et leurs maîtres contribuant à nourrir ce beau monde, monde qui tourne vers d’inouïs horizons justement en quête de nourriture, se dirigeant toujours pourtant davantage vers ce qui ne permet à l’herbe de verdir. Ne serait-il pas drôle de tenter l’expérience et voir si l’économie des contrés féminines ne plafonnerait pas, comme si de retour en leur domaine où on les évinça, rentrées à la maison, elles sauraient pertinent quoi et comment produire, avec qui échanger et assurer que le feu brûle encore dans l’âtre aux lendemains qui on soi-disant cesser de chanter? Je pense à Élisabeth Vornaburg, écrivaine saguenéenne de science-fiction qui se prêta au jeu, peut-être comme Wittig d’ailleurs avec ses guérillères, et employa le pronom féminin elle pour tisser la trame. Elle neige, elle était une fois, elle pensait que cela était bon. Tous les personnages, si je me souviens bien, sont féminins et ou incarnent une lutte des genres, amazones du futur qui doivent ressembler à celles vues, le sein nu, dans leurs usuelles représentations iconographiques. Elle faut bien les reconnaître!

Je poursuis ma lecture et j’ajoute, d’une main mal assurée, en raison de la qualité particulière de ce papier, l’absence d’appui décent et le fait que sur la plage souffle intempestivement un  vent qui n’en finit pas de reformer depuis mon arrivée : «  être un n’ombre ». L’article, lui, écrit ne pas être qu’un nombre, tout en énumérant des chiffres et des chiffres pour appuyer ses dires. C’est quand même étrange que nous en soyons arriver à trouver appui sur ces derniers, comme s’ils faisaient davantage sens que des épithètes ou des adverbes. Il est surprenant, vu leur solidité faisant toute leur autorité – au demeurant toute aussi intrigante étant donné qu’il est plutôt difficile de mettre un nom sur leur auteur –, que nous ne disions pas encore je t’aime au centuple! Ô mon amour, ô mon dix, mon cent, mon mille! N’empêche, le nombre qui peut ne se faire qu’ombre ou même pas une ombre, donc pas n’ombre, est mentionné au passage pour préciser que derrière ses expériences spécifiquement féminines dans le cas qui m’occupe, il ne faut pas oublier l’humain, il ne faut pas que le nombre y fasse ombre. Il faut penser au récit, donc aux lettres plutôt qu’à ces foutus chiffres, dont le mystère est encore plus obscurs que celui de leurs sœurs, comme si elles tenaient la clé de l’humain tandis que les autres leur fermait la porte au nez. Le chiffre. J’en parlerai ailleurs, mais ma dernière blessure de cœur en était horriblement fascinée ou simplement attirée par cette horreur qu’ils peuvent produire quand on ne pense qu’avec eux sans penser à eux. Nous avions proposé de nous attabler pour les décortiquer ou, pour le dire aussi tautologiquement, les déchiffrer. N’empêche, je lui avais partagé ma propre fascination de mon point de vue littéraire, croyant que les un, les deux, les trois et le reste, comme les voyelles de Rimbaud, déployaient des univers et pas que de couleurs. Que oui, j’avais envie de dire ça et d’y tresser une trame avec lui pour mieux les y accrocher. Parenthèse pour dire que « ne pas être qu’un n’ombre » ou ne pas oublier l’humain est un propos également tenu une page plus loin dans un autre bout journalistique concernant la publication du nouveau DSM-5, le manuel des psychiatres, bible dorénavant élaborée en collaboration avec les compagnies pharmaceutiques et qui provoque conséquemment un immense tollé dans le monde médical. Les nouvelles entrées font en sorte que les femmes souffrent de dysphonie avant leurs règles, qu’il est possible d’être affligé d’hyperphagie et que tout ceci soit bel et bien maladie pouvant se traiter par une pilule à mettre sur le marché si elle n’est pas déjà prête dans un quelconque laboratoire. Le nœud du problème : faire avaler ces sornettes aux gens, d’une part, et leur faire ensuite ingurgiter de ces dits médicaments contre un dit mal qui les afflige sans trop savoir si les effets de la chimie moderne ne nous rendent pas justement vraiment fous! Dommage collatéral. Nous voulions réduire votre anxiété sociale, qui jadis s’appelait encore timidité, mais il se peut que la posologie à suivre rende légèrement hyperphage, parce que vous savez, s’en mettre plein la gueule, c’est bien connu, ça permet aussi de manger ses émotions indigestes, excessives, incontrôlées. Mais de grâce, il ne faudrait surtout se pencher sur ces dernières, les questionner, les ressasser, les faire sortir. Enfouissez-les bien profondément dans votre gorge, jusque dans votre estomac, vos intestins et qu’enfin, par la suite logique, ça se décompose et ne ressorte qu’à votre cul, là où personne ne le verra! À la lecture de cet article, je note : « le féminisme, c’est l’heureuse perte de contrôle », car la plupart des critiques adressées à la production de ce guide souligne cette folie de tout contrôler et l’éloignement, encore, de la parole pour privilégier la poésie chiffrée, hermétique enclave pour les initiés, mais si peu questionnée que tous et chacun semble arrivé au point nommé du sens partagé. Le normal, mais surtout le pathologique, le dernier ayant colonisé les terres du premier, se traque et se trouve grâce à ce qui ressemble à des statistiques, à des impressions mises sur des échelles graduées de 1 à 10 et à des probabilité de présenter tel trouble en lien avec tels symptômes. Les instruments du soin du corps mais surtout de cette âme partie en fumée dès que les bottes des chiffres sont arrivées pour piétiner le sol où tranquillement elle était posée, les outils de la médecine, donc, sont justement ces nouveautés dont les spécialistes se sont chaussés, gaussés, haussés sur des talons démesurément grands, mais dont l’hubris est l’immuable retour à le mesure pour prendre en compte la démesure. Je n’ai jamais été friande de psychiatrie, bien que certaines ruptures soient à ce point souffrantes qu’il faille peut-être les médicamenter, les faire taire par els analgésiants, mais là, il est question de schizophrénie, de psychose et d’autres choses encore bien plus graves ou tout aussi insupportables, dites dangereuses pour soi plus que pour les autres, bien que le copinage de la médecine et de la justice aient accouché de théories glaçant le sang, figeant les performativités discursives, empêchant littéralement certains humains d’être reconnus comme tel, et ce, par la force d’une performativité discursive s’appuyant souvent sur des chiffres. Ah, cette belle autorité de la normativité et de la peur au ventre! Nulle part dans l’écrit décrié, il est suggéré de s’adonner à l’analyse ou au sport, de s’inscrire à des cours du soir, d’entrer en relation par le bais d’activités de bénévolat ou de simplement accepter qu’on a un appétit gargantuesque ou qu’on puisse être visitée par des idées suicidaires à la vieille de ses menstruations. Nulle part, jamais, il est question de se prendre, soi, en main, dans o bras, dans notre giron et de prendre cette douleur pour en faire quoi que ce soit plutôt qu’une boule sur laquelle on se love comme une enfant sur son ourson lorsque la nuit est là avec tous ses monstres et que la porte de la chambre n’est pas entrebâillée et ne laisse filtrer l’éveil des parents au salon. Nulle part il est suggérer de vivre avec cette vulnérabilité, cet écorchement vif et multiforme qu’est le simple fait de vivre et d’être presque malheureusement unique, parce qu’ainsi seul. Nulle part, il n’est mentionné que cette ontologique solitude renverse l’édifice psychiatrique. Les chiffres permettent d’ériger de grandioses architectures qui ne protègent que bien peu des destructions causées par les puissances naturelles ou les assauts des ennemis en furie. Oui, nous pouvons construire des forteresse, oui, nous pouvons fouiller toutes les valises, oui, nous pouvons réduire les troubles anxieux. Or, le séisme ou les adversaires armés privilégient les souterrains, les terroristes et le terrorisme se glissent dans la brèche et pas dans la soute à bagage, le mal, si c’est ainsi qu’il faille nommer quand on n’a plus de chiffre ou toute sa tête qui dise 2 et 2 font 4, provient aussi de ce qui le guéri. Ma mère est décédé du cancer du pancréas, un vilain et virulent crabe qui est tel, car il se décèle après plusieurs mois de ravages. Les symptômes, en effet, sont décelables quand il est déjà trop tard. La tumeur de Viviane, cette Anne aux deux vies, faisait 28 centimètres. Voilà une mesure qui en dit bien peu si on ignore la taille même de cet organe aux doubles fonctions. Si je me souviens bien, un pancréas fait aux alentours de 40 ou 60 centimètres selon l’âge et la taille du sujet. L’emplacement de la tumeur est également un aspect qui importe, car selon sa localisation, il peut être possible de procéder à une ablation. Dans certains cas, c’est toutefois trop dangereux. Dans le cas de ma mère, la tumeur bloquait l’entrée du cholédoque qui relit cet organe au foie, où des métastases avaient fait leur apparition, et l’opération menaçait donc de nuire davantage à ce filtre. Du moins, c’est la conclusion à laquelle je parvins au fil de mes lectures. Cette histoire sert illustrer la thèse que j’ai avancé à propos des détresses psychologiques que la science moderne prend plaisir à médicamenter, quand ce n’est à documenter. En effet, ma mère accepta de subir des traitements de chimiothérapie, bien aussi virulent que la cochonnerie qui la mangeait par en dedans. Ce sont ces poisons qui lui faire perdre les cheveux, l’appétit, la chair autour des os, mais jamais l’envie de lutter et de vivre. La deuxième vie avait pris le relais de la première, effondrée un soir de décembre, mais comme un pneu de secours, n’a pas pu faire longue route. Le pronostic de ce mois réservé aux réjouissances et à la nuit la plus longue annonçait une bien courte nuit. Ma mère n’allait pas voir le printemps, ce printemps brulant où les foules rouges marchaient dans les rues avec mille buts précis et imprécis, ce printemps où la casserole battait son plein. Au cours de ce printemps, ma mère regardait le monde, le soluté au bras, le gavage aux narines, et je pense, préférait se réfugier en elle, dans son si coutumier silence, avec sa tumeur si semblable à elle, secrète mais d’une puissance inouïe, dans cette vie qu’elle s’était fait, qui s’était fait et qui se défaisait ou se faisait désormais avec des matériaux qu’on ne croit jamais destinés à notre chez-soi. La maison en feu, l’incendie au printemps de ma mère se poursuivit. La chimiothérapie donnait des résultats. La tumeur régressait et, spéciale, à l’image de cette femme, nous le faisait savoir parce que l’emballement de toute la production corporelle de sucre et de sel produite par sa toute originale production de protéine se calmait. Le diabète disparu, les problèmes de circulation s’allégea et nos cœurs aussi. Mise à la diète, la tumeur perdait du poids et ma mère gagnait une demie livre. Hourra! Lors de cette saison, ma mère ne mourût pas et j’eu le temps de parler de ce cancer à des proches, dont une personne qui perdît ainsi sa grand-mère et m’assura qu’elle était morte de faim et pas du cancer, tandis qu’une autre m’affirmait qu’on ne meurt jamais des pinces de ce crustacé, mais de la chimiothérapie. Les deux options ne sont pas difficiles à croie, ayant vu ma mère faible comme jamais auparavant, ayant vue ma mère, invétérée gourmande, peiner à avaler deux bouchées, je pense que la chimiothérapie est aussi nécrothérapie. On soigne la mort en faisant déguerpir la vie, en lui faisant perdre son goût, lui enlevant son énergie qui nous attache si fortement à elle. Tout le système immunitaire dévasté, cette thérapie jette le bébé avec l’eau du bain. Or, par le goulot ne repasse pas le bébé, alors que le reflux d’eau est commun. Tout ceci pour dire qu’on ne soigne la maladie mentale comme on ne soigne le cancer. Tout ceci pour dire qu’on offre un sursis pour survivre ou sousvivre, qu’on ne donne que du temps. Ma mère est morte à quelques jours de l’automne, alors que dehors, sous une soleil flamboyant, murissaient les fruits auxquels elle n’avait mordu depuis des jours, substitués par de la morphine injectée aux quatre heures. Si pour faire brutaliser le ver qui ronge la pomme des uns, la cure doit être mise en bouche qu’il faut tenir close pendant qu’y fond la poudre sous la langue ou parce qu’il est difficile de gober une grosse gélule les lèvres détachées et la langue asséchée, celle qui assène les dernières violences aux cellules endiablées pénètre à la place du cœur, au bout d’une aiguille qui transperce le souffle devenu râle inquiétant, dernier rempart assurant que le corps qui git immobile depuis des jours  est de ce monde. Les jambes enflées et roides qui sont les canaux où se montrent les signes avant coureurs de la mort qui vient, signes devrais-je dire que la mort est en fit déjà là, puisqu’elle ne vient jamais brusquement, jamais en un seul moment, la bouche tordue, les mains inertes et ce respir qu’encore j’entends et que je craignais tant, à ces ultimes instants, de ne plus entendre, ma mère.

 Je retourne au Monde. Selon un psychanalyste interviewé pour l’occasion, avec la fin des récits religieux et idéologiques, l’autorité ayant substitué ces cadres réside dans la pression normative! Abasourdi, je suis. Fin des récits religieux et idéologiques! Vraiment? J’accorde, certes, une importance non négligeable à la normativité ambiante et intrusive, malotrue qui nous dessine avant même que nos traits soient formés, tellement que je ne me demande plus d’où vient ma lassitude à mon âge d’être sans enfant, sans homme à mon bras, faisant le même voyage qu’à mes 18 ans, 24 ans, 27 ans, 30 ans. Je m’arrête à cette courte énumération, parce qu’avec la fin de ces beaux récits, toute ma vie pourrait être diagnostiquée et mes intérêts tout comme ma solitude pourraient devenir dans le DSM-6 des problèmes majeurs, les prochains tares auxquels il faudrait remédier par la prise de je ne sais quelle granule! Je me ris un peu de ceci, mais étant donné que le deuil de plus de quinze jours est classifié sous la rubrique ‘dépression’ toujours selon cette référence, je me vois obliger d’annoncer que je suis en dépression, sans néanmoins vraiment savoir ce qu’est le deuil et si nous ne sommes pas tous, toujours, dans cet état, à différent degré, pour diverses raisons ou déraisons. D’ailleurs, avec la fin des grands récits, ne devrions-nous pas avoir vécu un deuil? En sommes-nous bel et bien revenus? Non mais, qui sont les malades et qui sont ceux qui voient leur autorité ébranlée en affirmant des propos d’une telle superficialité quand la racine plonge dans des profondeurs qui manifestement, à tous, font peur? Qui est en train de faire de la maladie mentale ou plutôt du discours sur celle-ci – circulaire construction faisant que ces discours ne sont pas sans effet sur la façon dont elle est définie –, une autre affaire dont on se rit en raison d’un relativisme quasi absolu ou d’un sens critique lacunaire? Ainsi donc, il y a nécessité de retourner au récit, tourner autour du verbe, car c’est lui qui souffre et c’est lui qui exprime encore le mieux, même dans ses échappées et ses silences, la souffrance. Voilà ce dont il est question rappelle le psychanalyste, pas du nombre de capsules vertes, rouges, jaunes, bleues vendues à qui mieux mieux. 

D’ailleurs, la pilule contre mon deuil, je la croque et l’avale un peu en lisant Le Monde sur la plage de La Marsa, en revenant tranquillement sous le soleil qui plombe, en versant du rosé dans une coupe et en me mettant au clavier. Ma maladie mentale, outre quelles pointes acérées de paranoïa et d’autres travers que je ne peux vous révéler, c’est la sauvagerie et l’intranquilité. Je sais toutefois exactement comment me soigner, soit en m’y plongeant, d’abord, jusqu’au cou, puis en piquant du nez pour m’y immerger et émerger à bout de souffle. De ces maux, je ne suis pas la première affligée. Je ne sais seulement pas comment tout ça va finir. Or, pendant la chute, je peux encore dire que tout va bien! D’ailleurs, dans un encart qui traite plus spécialement de la prétendue universalité de ce guide produit principalement par des médecins américains, enfin, je m’esclaffe, mais sérieusement. On y parle du koro qu’on trouve surtout à Singapour ou en Malaisie qui consiste en « un syndrome où la personne accroche des objets à son pénis ou à ses seins par crainte qu’ils ne se rétractent ». Avant même d’avoir trempé mes lèvres à ma coupe, j’ai au moins cinq minutes d’un rire ridicule, car, pour vivre avec sa maladie, il faut au moins une dose quotidienne, tant de rire que de ridicule.

Je n’ai rien à dire sur les paradis fiscaux, bien que j’aie lu attentivement la dizaine de paragraphes qui en traitent. Oui, je sais, la phrase précédente est un pur doublebind, mais je considère que d’autre excelle pour répéter ce dont il est question, parce que ce ne sont pas des territoires où on refait le monde, à moins qu’ils cessent d’exister. Tant que la boule tourne et que les casiers postaux de compagnies offshore brillent tous azimuts, je lis, mais j’attends leur fin ou que les États qui croulent sous les dettes, les coupures, les dépenses faramineuses – « Le gouvernement (français) doit trouver 7,5 milliards d’euros d’économies en 2014. Un exercice redoutable » dixit Le Monde du 18 mai 2013 –, mettent leur culotte et récupèrent ces milliards qui dorment au soleil. Que dis-je ? Qui fructifient comme les régimes de banane sous ses climats tropicaux ou les glaciers dans les arctiques! Je lis l’article, je ne dis rien, mais pense que fermer les yeux, mets volontairement les populations en danger. Pas celles qui y possèdent des actifs, celles qui se paupérisent et à qui est demandé de redresser la santé des sociétés, barricade d’hommes et de femmes sacrifié parce que placés en première ligne sous les feux pour protéger les banques. Mais bon, ce n’est pas mon dada, je préfère les batailles féministes qui rejoignent, qu’on le veuille ou pas, comme une lame de fond, ce débat.

J’y arrive enfin, la cerise sur le sommet, l’avant dernière page, protégée par le verso, le long entretien avec George Steiner dont je viens de terminer, ce matin même, le livre Passions impunies qui s’attarde, entre autres, sur les morts de Socrate et Jésus, décès signifiants s’il en est dans notre belle histoire. J’aime cet homme bien qu’il fasse assez fréquemment vieille Europe, mais son écriture qui vilipende le best-seller ou certains travers de la culture américaine et/ou actuelle me convainc. Il manie son lexique comme rares sont ceux qui savent le faire. L’habileté qu’il manifeste fait en sorte que les pages se tournent sans effort, les phrases coulent, c’est une rivière qui suit son cours et ne demande rien. Les yeux se prélassent, leur mouvement lent peut témoigner de ce flot qui a abreuvé, imbibé l’intérieur sans que j’ai eu à sucer. Steiner, en d’autres mots, se lit tout seul. L’article n’en fait pas moins, puisque les questions du journaliste sont succinctes. Les propos recueillis de ce juif de quatre-vingt quatre ans me remuent le crayon et je cite, ici, les passages qui m’ont réconciliée avec le mode, convaincue que le code des psychiatres est vraiment une merde ou que je ne suis pas folle. Donc : « Moi-même je ne peux traduire ce qu’étudient les scientifiques qu’à travers des métaphores, cet ultime refuge des ignorants ». Oui, oui, les scientifiques. Pas les sociologues, politologues, anthropologues. Ils ne sont pas, c’est bien connu, des scientifiques. Non, ceux qui parlent avec des chiffres, des formules, des mots qui, bien que sortis de notre langue, n’en demeurent pas moins incompris, faisant de la métaphore la seule avenue possible, rendant aussi simple qu’une lettre à la poste, les objets étudiés, aussi limpide que cristal de roche le sens qu’ils leur est donné. Démunis, nous sommes, et ce, bien autant devant les avancées folles des cinquante dernières années que comparés aux fortunes colossales engrangées aux iles Caïmans. Il n’en demeure pas moins que plus loin, Steiner parlant d’Heidegger ayant jadis dit que les sciences sont extrêmement triviales, parce qu’elles n’ont que des réponses, m’offre la consolation de la fille qui ne pige pas la physique quantique ni même le calcul différentiel.  Encore quelques lignes plus bas, c’est au tour de la réplique que je pourrai utiliser contre tous les malotrus prétendant qu’un texte de 2000 ans est impertinent qui apparaît noir sur blanc, cette phrase qui tue lui venant de Benjamin: « une œuvre peut dormir pendant cinq cent ans et trouver un lecteur : le texte sera toujours jeune. On ne peut prétendre que c’est sa réception qui le crée ». Voilà, un texte est toujours jeune, alors qu’un lecteur (ou une lectrice) peut être trop vaniteux, trop puéril, en cruel manque de maturité ou encore trop vieux, trop fatigués pour en être piqués et accepter cette rencontre qui n’est pas toute décidée par le seul lecteur (ou la seule lectrice). Accepter la vivacité d’un texte écrit par un ou une macchabée refroidi.e depuis des lustres exige la même ouverture que celle face à des ruines, la réceptivité qui métamorphose les tas de pierres en cité antique, l’écoute qui change la phrase écrite en ligne mélodique. Ce qu’a écrit Benjamin qui est répété au journaliste qui le publie dans Le Monde me rassure, car il prouve une fois de plus qu’il faut puiser sans cesse aux autres pour se donner raison, qu’il faut incessamment retourner en arrière pour aller de l’avant, comprendre les ruines pour ne pas se perdre complètement au présent, comprendre qu’elles sont ruines d’un hier, mais pas d’un présent. Écrit ainsi, ça me semble parfaitement trivial, mais peut-être seulement parce que c’est une réponse. Dans les humanités, malgré le ton affirmatif, elle reste fort questionnable… D’ailleurs pour lui, et c’est ainsi que s’achève ce passage lumineux de cette feuille de chou : « Ne pas comprendre est merveilleux. Poser des questions est l’oxygène de l’être. »