lundi 20 mai 2013

Elles se fouettent


Elles se fouettent, se lamentent, se roulent au sol, s’arrachent les vêtements, suivent le cortège ou le mènent, c’est selon, puisqu’elles sont à la proue de la mort, nef superbe qui avance inexorablement, créant houle et nouveaux courants sans néanmoins se muer, se mouvoir, glissantes sur les flots, prises aux ressacs, tonnant et fendant ce qui ne s’ouvre qu’au coup du bâton mosaïque. En éclats moirés, elles ne bougent. On ne sait simplement plus si c’est ce tri mâts qui veut, si ce sont les hommes au ventre de cet engin qui emplissent la fournaise, charbon sur charbon, diamants durement extraits des tréfonds, là où coulent précisément ces eaux troubles ou mal imaginés, soit clair comme aucun ne sait l’être n’importe quel rocher, qui propulse l’affaire. Mais ça avance, ça roucoule impétueusement, pas au-dessus parce que les oiseaux suivent aussi ce cortège cherchant à prendre la moindre part qui pourrait surgir, ça produit ce tumulte simplement parce que voilà ce que c’est. Toutes voiles gonflées, bandées comme des arcs prêts à mettre à mort, à amener dans le sillage, lignes dans lesquels toutes ces femmes s’enfargent, pour lesquelles tous les hommes piochent avec la suie à leurs bras qui se colle et jamais ne se délogera, trace d’un passage qui s’ouvre, passage qui depuis le premier ne se ferme. Ce paquebot suit son cours, malgré qu’il n’y ait de voie tracée, bien qu’un itinéraire soit incommensurablement collé aux pas qui clouent sur cet ondée, qui balancent aux hanches de ces corps prenant part, cette part justement si injustement redonnée. Elles se saupoudrent de poussière, elles se recouvrent de lumière, s’ensevelissent aux vues et aux sueurs des hommes qui mettent à bas, mais aussi à mort l’intérieur de la terre, le revers de la mer, ce qui écume aux jours et aux nuits, sous les raies des astres qui ne disent mots, mais murmurent musique. À leurs oreilles, elles n’entendent pas leurs cris, que le piaillements des mouettes folles, tournoyant aux rythmes que font les robes et les jupes virevoltant aux vents soufflant d’on en sait où, remuant ciel et ouvrant le cœur des enfants à cette misère sans nom. Je me prends à cette souffrance, ces tissus voltigeant et ainsi indiquant ce qu’il faut faire, le lieu où il est possible de se reposer. Elles se fouettent et se recouvrent des  draps de la fin du monde, abritent le vivant dans cette couche dont nous provenons, marée de sang qui ruisselle à d’autres fournaises. Elles se fouettent et hurlent de feux qui éclairent les raies, qui font cette lumière envoutante qui guident les coups d’ailes des volatiles, ivres d’une migration qui les appelle sans raison, mais qui les sauve ou suavement se trouve la force de continuer. Il y a des mots qui servent de lanières de cuir, peaux tendues comme ces tissus de blancs, filets où s’engouffrent les souffles marins et font que n’importe quelle bicoque pourrait avancer. Les jours se suivent, les jours s’arrêtent, le jour se lève et le monde tourne, et pourtant les mots n’y peuvent rien. Les mots, fouets dorés qui fendent l’air se frappent aux tensions que sont les hommes dans la cale, que sont les femmes sur le pont sous le ciel qui les regarde impassiblement. Bien qu’il y ait ces nuées à force de bras, cependant les plumes ne s’arrachent, les écailles ne pleuvent, la route se trace et les mots n’y changent rien.  Elles se fouettent, produisent le mal à la surface, le crache à tous les éléments pas si indifférents et la mort continue de mettre au monde ce qu’elle doit. Pendant ce temps, ils se penchent, amassent la masse informe de ce qui se trouve à la portée de leur préhension, sans nom. Adam a oublié de dire, sourd à certains dérangement, dont le plus grand, dépassant son regard, ne pouvant entrer dans sa pelle. Nu, il se penche aussi pour prendre, mais sa langue se meut sans pouvoir. Il s’agit, elles se fouettent, ça remue. Les eaux fendues, ouvertes à tous vents ne se laissent embrasser, résistantes, mais présentes.

Un matin, visitée je fus. Elle était là, immense plus que toute le reste, plus imposante que toute la vie et sa puissance, possédant ce qui transcende le petit quotidien. Répétant amoureusement son désir à mon égard, trouvant les traits de mon visage tout aussi envoutants que ses paroles pouvaient l’être à mes oreilles, même si je ne voulais ou ne pouvais l’entendre. À cet en-déça, il y avait toutes les voix tues depuis des siècles, chantantes, chatoyantes comme nul écrin contenant le beau bijou. Elle avait en ses mains ce secret qui fait briller le plus obscur, là où se tapi le plus précieux.  Peut-être était-ce enfin ce silence rêvé qui pose en la plaie son baume, ce silence aimé qui noue comme jamais tous les fils qui semblent habituellement emmêlés. Sachant sur quoi tirer pour appâter la chair, hameçon qui se distingue de tous les rayons qui se brisent en éclats multiples à la surface, soudainement en cet espace où ne peut briller que le vrai, l’authentique fin de ces tourbillons, la source même de ce qui les fait. Un matin, une nuit devrais-je privilégier, je fus visitée par ce qu’on imagine comme muni de bras tenant une serpe tenaillant le nerf qui nous tient, nœuds qui ne se délitent qu’en ce moment, qu’en cette visite inopinée. La peur. Rien que la peur. Puis quelques jours plus tard, penchée sur une copie d’examen traitant des écrits de Simone Weil, la sonnerie du réel vint briser cette musique. Pas silence, pas ouï-dire, paroles abruptes qui disent que cette visiteuse n’est pas pour nous, pas pour ce soi malgré la déchirure qui sera faite, assurément, dans le textile, dans la fibre du lien au monde, à cette terre et à cette mer qui se fend et fouette notre être au monde. Soudain, les paroles dites quelques orées du jour plus tôt se comprennent. La faucheuse n’est pas là pour rien, ni pour notre propre tissu de mensonges ou de tristes squelettes enchevêtrés en nos placards, la mort est là pour celle qui nous donna cette vie. Les ossements ne sont nôtres, ils sont le suc qui forment et déforment le linceul dans lequel chacun se drape, ils sont le coquillage où se profile le visage de la mère. Ma mère. Mammaire qui ne me donna le sein qu’aux berges de la mer morte, parce que toutes les femmes, même celles portant le voile et la pudeur comme couronne, invitent à ce même renflement. Ma mère prise au ventre, à cet organe oublié qui dicte les coups de fouets, les cris, les gestes au sol se penchant pour prendre cette terre, se penchant pour prendre la bouche et le sexe de mon père, cette femme m’offrit le sien une fois sur son lit de mort et ce sein ne se boit plus, tari par la maladie, par ce que le siècle ne dit et qui surgit immanquablement, n’oubliant pas, lui, de se dire. Sont-ce des mots? Sont-ce que des larmes qui se doivent d’émettre du sens? La fournaise se remplit de charbon, et ce, qu’il n’y ait qu’une paire de bras, qu’il y ait une armée pour alimenter cette insatiable bouche, affamée sans fin et sans faim de se repaitre aux corps des humains. Ma mère n’a pas donné son corps à la science. La science a pris le corps de ma mère. Toutes ces années de nourriture réchauffée au micro-onde, toutes ces belles matinées où les cheminées faisant nos voitures et le papier qui enveloppe la moindre pomme de terre, pomme de discorde entre une survie et un coup de faux se voulant toujours mal dirigé. Pourtant, l’heure sonne, le matin s’allume et la parole fend l’espace entre ce lieu de l’enfance, de la mise eau monde et la fin du monde. Dans ces drapés et ses jupes volant aux vents, qui soudain cessent de changer de couleurs puisqu’il n’y a pas de fées au berceau ou sinon des fées qui sont des alliées de celle qui ne quitte le logis sans longtemps dire mots, sans fendre l’air. Et je demeure dans l’impossibilité d’écrire ce que cet éclair fit, outre fouetter, crier, répandre cette poussière et me ramener à ce pancréas, boule de chair qui s’ébranle et se manifeste, qui devient comme jamais auparavant le lieu de la discorde. Ô mort, ô ma mère, je n’ai pas de mots bien qu’un lexique faramineux me coule au palais, mais le voile ne goûte pas bon. Ô mort, depuis l’apparition du bleu lorsque je roulai au capot d’une voiture, lorsqu’on m’enleva brutalement mes vêtements, lorsque je réalisai que j’étais constamment seule face à ta non face, tu rôdes. Je ne le savais pas. Du moins pas ainsi, pas dans les fibres de ce tissage imparfait. Je ne savais pas, non plus, que tu étais au pied de mon lit pour me dire que tu attendais une rançon pour que tu dégages, pour, enfin satisfaite, tu ne me laisses plus jamais tranquille. Elles se fouettent, se fracassent à la coque de cette construction de bois où les hommes ont planté des mâts et accroché toutes leurs bouées de sauvetage. Ces surplus, ces possibles mènent le gouvernail, happés, impossibles à freiner. Ça avance, ça remue, ça émeut, ça tue. Je ne savais pas que la mort pouvait planter son drapeau et se faire maitresse des jours et des nuits, du ciel, de la terre, de la mer, de la gauche, de la droite, du haut et du bas, ça ne dit que la même chose qui n’est pas une chose, qui est ce qui ne se dit pas, qui m’échappe et m’en robe. Jolie dites-vous, toujours à la mode, appelant à mordre. Fruit âpre qui flotte à la surface, alimente qui plonge et fend les ténèbres, qui ouvre la brèche vers l’infini, fait la lumière. Elles se fouettent, je me fouette et ruissèlent le sang. Se renouvelant aussi souvent que les océans en mon sein que je ne donne, qui se tari, qui n’offre à boire à personne. Moi aussi je meurs, toi aussi tu meurs et de ne pas boire ces flots ne nous en empêche pas. Je ne sais si je sais écrire, je ne  sais si je sais dire, je sais seulement que je suis possédée par la mort et ne suis pas prête à la laisser triompher maintenant. Je ne sais si c’est en combattant à coups d’épée dans l’eau que j’en échapperai. Je sais qu’il existe des crabes qui mangent les femmes et les hommes, qui ont dévoré ma mère dans un certaine force, qui lui rappelèrent qu’elle voulait vire, que sa besace était pleine de rêves, que le temps comptait et qu’il était précisément, à ce mouvement d’aiguille, plus important que jamais auparavant. Cette aiguille, c’est la trace sur la boussole qui m’indique de quitter les horizons douloureux, qui tiquent et taquent et signifient que n’importe quand, tout ceci peut cesser. Dans un respir. Un inspir. Un soupir. Mots qui choient sur le lit de l’amour, qui contiennent espoir et qui ne peuvent, là, mourir. Pas pour un coup de pince, qui pince qui dévore le corps, qui mange l’amour qui ne se dit, râle qui roule et n’amasse les écumes brillantes. Elles se fouettent. Toute ma vie, j’ai vu ma mère se fouetter, se taire, se coucher et se rouler à ces draps qui l’ont étouffée. Je la voie encore immobile depuis des jours, râlante, dans des tuniques autres, qui ne lui ressemblant que peu, bien que fleuries, je me vois la quitter comme si j’allais la revoir encore suspendue à ce difficile souffle. Puis, non. Ma mère qui me promettait d’être toujours là, n’est plus. Le silence est vaste, plus dilaté que tous les mots qu’elle me dit dans cette courte vie que nous partageâmes,  à ces chants qu’elle lançait, triomphante lorsqu’approchait la plus longue nuit, soprano éblouissante fracassant les fenêtres de notre maison. Sans ma mère, sans ses mots, sans ses rires et ses danses figées, il n’y a plus de maison, il y a néanmoins cette plus longue nuit qui s’étire chaque jour, qui se prend à l’onde qui rugit ou apaisée amène dans son sillon tant d’abandon. Ma mère a quitté ce monde. En quittant icelui, elle me quitta et à sa suite, tant d’autres eurent peur d’émoi, de moi, dans des émotions que je ne connaissais pas. Je porte la mort comme un flambeau, mais depuis qu’elle prit celle qui me mit là, elle a quitté le pied de mon lit. C’est sous mon oreiller, c’est dans mes rêves les plus gris qu’elle me dit que plus jamais je ne pourrai la reconnaître. C’est ainsi qu’au coin des rues qui se remplissent de la vie, je sais qu’elle est là. C’est en attendant le feu, que je suis brûlée, les ailes ne pouvant se déployer jusqu’à je ne sais quand, m’imaginant que je suis aussi tel un phœnix et saurai m’envoler, alors sans conviction, peut-être plus tard repiquée par ce dard qu’est ce qui s’agite à gauche à droite, en haut, en bas, à mes côtés. Or, le regard que je pose est possédé par cette femme qu’on imagine avec des bras tenant l’arme fatale, alors que c’est dans le silence qu’elle fait son chemin, pendant que dans le sillage éblouissant, se tisse cette ligne qui nous mène directement là où ça se terminera. La nef avance, elles se fouettent, ils replissent le creux brulant et rougi, tous nous contribueront à ce que ce navire imprenable poursuive jusqu’à trouver terre, mais non, il n’y a que mer, onde tout aussi imprenable en nos mains tâchées d’une suie jamais lavées qu’au ruissèlement de la mort. Ô mort, je te connais, je te vois au coin des rues et j’ai encore plus peur de toi puisque je sais désormais de quoi tu es capable, précisément lorsqu’on ne t’attend pas. Elles se couvrent de poussières, suivent ou mènent le cortège, elles enfantent et assurent ta survie, les femmes et les hommes, dans la cale, sur le pont, te donnent plus qu’ils ne prennent, ensemble et chacun de leur côté. Seuls nous devons te faire face, toi, sans visage, toi que même la plus fine des philosophies n’a pas finie de médire ou de tenter de sillonner sur la crête d’une vague qu’est cet éphémère passage. Il n’y a pas de mot, même si je commence mes phrases avec des ô, bien que j’ai un ton élogieux, bien que je ne sache par quel part te prendre parce que je suis prise bien plus que toutes les tentatives de tous les jours que je pourrais aligner ne peuvent suffire, ne peuvent le dire.    

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