dimanche 19 mai 2013

Harcèlement


Qu’il soit possible de penser qu’un manque si crucial de respect puisse engendrer une relation sexuelle, strictement désirée par le protagoniste sans manière, et dont le désir n’est pas dirigé vers la personne mais uniquement vers son sexe et son origine ethnique, est un fait fort triste aujourd’hui. Que cet enfant s’étant assis à mes côtés dans le train pour m’importuner, me répéter, lorsque j’en suis venu à lui parler : « je ne comprends pas », signifie qu’il y a quelque chose qui ne se fait pas, qui ne se fera jamais, que la virilité malotrue va perdurer et que le combat est pourtant une affaire de virilité qui se passe dans le ventre et pas entre les jambes. Ils ont dû inventer la guerre pour se faire héroïques soldats, alors que les femmes n’ont qu’à résister à leurs assauts pour porter les couronnes de gloire sans qu’on veuille le reconnaître. Ne pas pouvoir parler à un autre, vouloir y glisser son sexe, peut-être pousser sa langue dans sa bouche, suggère que ce sera l’horreur. Ce fut l’horreur dès qu’il posa ses fesses sur ce siège, la triste réalité, l’infortune d’être née femme et de vaquer à d’étranges occupations en solitaire dans un pays où elles restent encore trop majoritairement enfermée, à la maison, sous le voile ou dans des gants.
 
Je revenais de Bizerte par le train. J’avais abandonné l’idée du louage à plusieurs mètres du pont, craignant de devoir attendre longtemps. Il valait mieux passer quelque temps avec ce garçon qui m’avait suivi et qui n’a jamais réussi, après deux heures en ma compagnie et de nombreuses mentions, à dire mon nom correctement. J’ai été Elisabeth, mais aussi, vers la fin, Élisabelle, ce qui n’est pas mal, au final. N’empêche. Suivie, j’acquiesce qu’il m’accompagne dans mes déambulations dans cette ville où je sens déjà avoir vu ce que je voulais voir, même l’intempestif rejet de la nourriture ingurgitée. Le café fut pénible, la conversation dramatiquement limitée par les compétences linguistiques des deux protagonistes, mon arabe inexistant et son français lamentable. Nous n’avons, sérieusement, absolument rien à nous dire. Hormis l’histoire de sa fiancée décédée dans un accident d’autobus auquel il a pris part et duquel il a gardé des stigmates, dont un main atrophiée et une jambe qui traine de la patte, rien. Ce court récit qu'il me servit me toucha et j’avais envie de parler de la mort et du deuil, mais je compris que la solution pour certains étaient d’éviter le sujet et de sourire.

Je lui parle de la scarification du nom de cette femme AMINE qu'il s'est fait au bras gauche pour ne pas oublier. Je précise le bras puisque 'AMEN' en arabe signifie droit, d'où le nom des banques qui pulluent sur le territoire et qui me fait pouffer à chaque fois. Mais trève d'alliages sémantiques loufoques, devant Slim, mon café crème et sa Fanta, je reviens sur l’accident, je tente d’échanger sur ce qui serait un legs. Pas moyen de me faire comprendre ou pas moyen de susciter le désir de comprendre. ce ne sera pas la seule occasion. C'est une excellente tactique à laquelle, trop fière que je suis, je n'ai jamais pensé Jouer l'imbécile pour éviter de traiter d'un aspect de la réalité, probablement fâcheux ou gênant. Il n’en demeure pas moins que ce garçon en est un autre qui croit que cette simple conversation et le mot sont inappropriés vue l’unidirectionnalité de l’affaire. Il possède de tout coeur la conviction crasse qu'un jeune homme de 25 ans sait plus que la dame qui elle, naturellement, ne comprends pas ce qui se passe dans son pays et ne connaît rien à l’économie. De surcroit, il semble parfaitement assuré qu'elle va le rappeler, puisqu'elle est devant lui, qu'elle désire déjà une journée complète en sa compagnie…Ils sont nombreux à croire que l’occidentale offrira une idylle amoureuse après seulement cinq minutes, mais le pire m’attendais dans le train. Or, j’avance ceci en souhaitant à une prophétie auto-réalisante, soit que ce type de situations n’adviendra plus.
 
À la fenêtre, mitraillant le paysage qui s’endort sous les derniers rayons où paissent les animaux surveillés par les hommes et leurs chiens, je me laisse happer par le temps qui passent ainsi lentement. À chaque station, nous arrêtons et s’ajoutent des passagers, dont un garçon, les femmes se faisant plutôt rares dans les wagons, qui utilise son téléphone cellulaire comme radio. Sans écouteurs, tels que maints autres qui surgiront dans les différents transports de longue distance que j’emprunte me le montreront, il offre la joie inouïe de partager cette ambiance sonore avec tous. Trois pièces musicales doivent être emmagasinées dans son engin et il nous rabat les oreilles à les faire rejouer en boucle. Disons-le, ce n’est ni Schoenberg ni même du Madonna. La qualité en soi laisse à désirer et je ne parle pas de son choix de mettre le volume à fond pour qu’ainsi les notes se réverbèrent sur toutes les parois métalliques et, en bref, nous cassent les oreilles. Le régime morbide que je m’incombe n’a rien pour aider et la nuit qui tombe m’enlève mon loisir adoré. Je me vois bien obligé de mettre mes yeux ailleurs qu’au séduisant paysage, j’ouvre Steiner. Voilà presque deux heures que les fesse bien calées dans ce siège de cuirette, je sais que j’approche de ma destination, jamais finale, puisqu’une fois arrivée à Place de Barcelone, je dois me rendre à la station Tunis-Marine et de là prendre le TGM pour La Marsa et de là, marcher trente minutes pour arriver chez moi. Je m’entête depuis mon arrivée à prendre bien peu de taxi, alors qu’ils sont si peu couteux pour être au contact des autres. Le silence est vaste et les entendre parler me rassure, les frôler et faire comme eux me convainc que j’appartiens encore à l’humanité. De plus, il peut toujours m’arriver un évènement inespéré, une rencontre qui pourrait changer le cours devenu déjà habituel des  jours en cette terre extraordinairement belle. Voilà que dans l’allée, quelqu’un déambule, ce qui me semble normal étant donné que nous sommes stationnés. Le wagon est presque vide, quelques militaires à l’avant, un mec avec une belle chemise rayée derrière moi, même celui qui s’est assoupi dès le départ a quitté. La personne qui s’est promenée dans l'allée s’assoit à mes côtés. Je la regarde avec mes sourcils plus que mes iris et lui dit : « T’es sérieux? ». Il me souri de toutes ses dents et je retourne à ma lecture, contrariée. Le train repart et je réalise que c’est cet inopportun au téléphone qui est littéralement venu briser les joies de ma lecture directement à mes côtés. Je me tais et me terre dans mon livre, entre lecture et rumination, me rappelant, le sourire aux lèvres, de ce que Steiner soulignait plusieurs pages plus tôt, soit que le silence des lecteurs d’autrefois avait déserté notre beau monde. Il faut donc faire un écran entre ce qui crache de cet intelligent objet et le livre dont le murmure est constamment menacé. Pour ajouter à moment de désarroi, la lumière s’éteint. Je referme mon refuge, soupire, me tapi dans la fenêtre. Je ne vois plus rien de toute façon de l’autre côté, sauf la nuit. Dans les lumières de la banlieue de Tunis, il met sa main sur mon genou et je l’informe de ne pas me toucher. J’ai ma face contrite, l’humeur en rogne, je pourrai lui arracher sa face à lui, substituer ma contrition par sa décomposition, et je retiens ceci et je transforme ce fiel en cancer. Il me parle pour me poser les questions usuelles ou affirmer d’emblée "France", comme si les seules touristes à se perdre dans le fin fond du Nord ne pouvait venir que de ce bord. Non, non, non. Il m’indique avec ses mains, en ajournant ces signes de mots anglais, « you and me », qu’il pense que nous pourrions avoir une relation sexuelle. Sa façon de me le faire savoir consiste à frotter ses deux index ensemble, non pas l’un sur l’autre en croix, mais l’un contre l’autre. Non. Je retourne à mes observations nocturnes Il remet sa main sur mon genou. Non. Je m’impatiente, pense au contenu ridicule de mon sac à main, pense à me lever et changer de siège pour m’en débarrasser, mais pense aussi qu’en me levant il en profitera pour mettre sa main à mon cul ou ailleurs. Je reste là, à ronger, à détester les hommes, que dis-je, ce garçon doit n’a pas atteint le quart de siècle, à détester l’absence d’éducation sexuelle, l’indélogeable préjugé que les femmes libérées prennent tout ce qui passe, que comme les femmes qui ne le sont pas elles ne choisissent pas et subissent. Je suis en train de subir cette violence que je forge dans ma tête, que j’ai observée, que j’ai entendue de tant de voix et je hais ce garçon, je ne peux concevoir qu’il pense pouvoir recevoir des caresses, de l’amour de moi qui suis celle qui l’avait choisi pour le détester lorsque son téléphone s’est mis à hurler dans le wagon, ne sachant pas si j’étais la seule qu’il faisait chier. Si moi, j’avais choisi quelqu’un à détester sans même le voir, c’était bien lui. Et il est là à insister pour me baiser! Je suis dans le ridicule, mais ça ne tue pas. Mon pouls s’est accéléré et je ne sais si c’est parce que je le crains, ignorant quel comportement il peut adopter à la descente du train, ou si ma colère lointaine remonte, si tous ces comportements qui m’ont blessé se sont réunis à l’apparition de ce dernier. J’ouvre ma trappe, il est trop con pour comprendre ou même le vouloir. Tout mon arabe des beaux jours lui est jeté en plein visage et le non brille, s’il ne comprends pas, le reste des hommes dans le wagon, eux, je l’espère, comprennent. J’ai lever le ton, je ne suis pas contente et ça aussi, j’en suis persuadée, s’entend! Je sors et l’évite, je contourne ses pas, prends un autre chemin pour retrouver la place Habib Bourguiba. En traversant les rails du tramway, un homme m’adresse la parole et engage la conversation. C’est une belle soirée sur cette ville qui a tremblée de sa belle révolution il n’y a pas si longtemps. Les questions classiques, les commentaires tout aussi ridicules que ceux auparavant entendus, je me lasse, bien qu’il soit enclin à entendre parler de christianisme. Je l’informe que je n’en ai que faire, nous pourrions plutôt parler d’islam et je m’interroge à savoir si ça le dérange, cette femme qui s’intéresse à sa religion tellement sacrée qu’on ne peut en parler dans une langue étrangère! Il voudrait bien prendre un café ! Tiens donc, mon quarantième café de la journée à 21h! Tiens donc, une autre joie de se faire inviter pour échanger des propos nous rendant meilleurs!
 
Ces histoires anodines ne se terminent pas. Lorsqu’il y en a un qui lâche prise, un autre se pointe pour faire de même et je me sens démunie et je me sens arriver au bout de mon écœurement. Donc, revenant de la plage en fin de journée, je vais dans une rue où je ne suis pas encore allée et entre dans la boutique d’objets artisanaux. Un petit vendeur, 24-25 ans à peine m’y accueille avec beaucoup d’empressement. Il a une moustache molle, un fond d’acné, l’œil pétillant. Il me suit comme un chien de poche qui, bien qu’utilisant cette expression depuis belle lurette, une autre affaire, ne signifie strictement rien à mes yeux ou à mes oreilles, devrais-je dire à mon entendement. Donc, je fais le tour de ce carré à l’intérieur duquel se trouve un autre carré où s’empilent des draps, des couvertures, des foulards, des nappes et j’en passe, ce que les Tunisiens tissent de plus beau et je mets néanmoins les yeux sur les convoitées babouches qui, multicolores, se pendent aux côtés des plats à tajine, cendriers aux formes extravagantes et autres bols de céramiques aux motifs locaux. Je porte du 37 et j’aime bien les jaunes et les violettes. Il me trouve les jaunes, s’agenouille devant moi et m’enfile les dites babouches en n’oubliant de me caresser les mollets au passage. Il relève mes pantalons, palazzo audacieux acheté au bazar de Bizerte et qu’il me faudra faire raccourcir, je m’enfarge. Je l’informe que je vais marcher avec icelles dans le magasin et il propose que j’enfile une djellaba deux pièces. Sans mots dire, je me retrouve avec l’affaire sur la tête, un carré de tissu vert avec des broderies dorés et roses, une horreur qu’on ne vend qu’aux touristes en mal d’un ays qu’ils n’ont pas et dont ils cherchent à s’approprier une part d’indicible, d’inoubliable. Une ceinture à l’intérieur s’attache à l’arrière pour donner un semblant de forme à ce bout de coton, ceinture dont il s’empresse de me ceindre en mettant ses mains autour de mon corps, à hauteur de la poitrine. Il ajuste la chose, à gauche à droite et je réalise qu’il me tâte et je lui en fais mention. Il s’en fout. Il sourit. Il veut que je mette le pantalon et je m’en fous, ça ne m’intéresse pas, les couleurs des items qu’il tente de me vendre sont laides et je ne veux pas de ça. Il veut m’aider à enlever la chemisette et je lui fais savoir que ça suffit. Il en a eut assez et ma bulle bien pétée, ruisselle dans le magasin de ma honte non feinte. Je suis fâchée, contrariée, je me sens abusée et je désespère d’être là. Il sort d’autres  babouches, me caresse encore abondamment les jambes malgré mes refus répétés et je me dis que j’aurais dû laisser ces objets là, lui faire comprendre que se comporter de la sorte lui enlève des ventes. J’ai acheté les dites babouches, jaunes et roses, j’en porte une paire en ce moment et ce sont celles qui me laissent tout le fuchsia au bout des orteils. Je m’en veux. J’ai des regrets. Ma pensée critique était restée entre les pages du dernier Butler feuilleté comme à chaque fois qu’un homme qui couche avec des femmes me parle qu’il perd son latin. Je m’en veux, car aujourd’hui, je sais que ceci est bien momentanément, que le latin revient, que la souffrance est au rendez-vous, que les paroles s’envolent et dorénavant, alors que  nous pouvons prendre la plume, le stylet ou le clavier n’importe où, les écrits aussi ont cette valeur de pacotille. Que reste-t-il? Les caresses ne comptent pas, elles sont trop souvent détournées au profit de celui qui les donne contre la volonté de celle qui les reçoit. L’acte même du coït est trop souvent brutal et détaché de tous sentiments. Le reste, je ne m’y attarde pas. Symboliquement, la procréation fut longtemps un solide contrat, désormais ce n’est qu’un autre lien qui se délite, qui ne garantie pas l’union de deux personnes autour d’un projet commun. La procréation, à la limite, un tribut à payer ou une caution pour s’imaginer libéré dans la vie rêvée. Il reste la honte.

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