lundi 20 mai 2013

La déchirure qui éveille


Encore la déchirure qui éveille, les larmes aux yeux. Ce n’est pas un rêve. L’angoisse qui m’a saisit dans l’imagerie d’alors, incluant la présentation de résultats scientifiques à l’étranger et le besoin pressant d’encouragements abondants provenant de sa voix, signifiant cette difficile mais probablement indéfectible confiance, ne m’a pas quitté lorsque je décidai, bien consciemment de vérifier. Autre type de science, sentir le malaise et choisir de se réveiller pour que ça cesse. Mais non. C’est encore plus atroce d’ouvrir les yeux, de réaliser ce vide au monde, l’absence infinie de cette personne, le manque creux et criant de ses encouragements quand le cœur, justement, ne se montre plus autant vaillant. Ce n’est pas un rêve bien que plus tôt, cette semaine, je l’ai encore vue au volant d’une voiture, comme jamais ce n’était le cas dans la réalité. Non pas qu’elle ne conduisait pas. Dans mon sommeil, elle se penchait vers l’avant, s’agrippait des deux mains au volant et me parlait. Il n’y a pas de paroles dans mon souvenir, il y a seulement le décès de l’autre et la légèreté diamétralement opposée que cette inéluctable affaire. Cette disparition faisait moins mal, se sentait à peine étant donné la déjà si cruciale absence en ma vie de ses encouragements ou de ses paroles. Ce silence n’était pas nouveau, l’aboutissement naturel du désespoir ne m’ayant jamais mené aux creux de ses bras, à la source de sa voix. Ma mère, oui. Or, je ne peux que me retourner au lit et en ma poitrine savoir que mon cœur est fendu, que de là coule une eau dont le jaillissement ne produit pas d’arc-en-ciel puisque l’envers de mon corps, les revers de ma vie n’ont pas ouvert de brèche laissant filtrer les rais de lumières. Brisée de cette disparition comme si l’existence de ma mère en n’importe quel point du globe assurait une cohésion à l’ensemble et non pas ces accolades tatouées sur les avant-bras, cette activité à l’horaire le jour même où elle déposa tous le poids de ses jours. Il n’y a pas de détente, pas de lieux indiqués pour appuyer et libérer cette douleur, pas de meilleure chance la prochaine fois. Il n’y a plus cette possibilité d’envoyer un message, un appel et de recevoir une réponse en direct de l’amour. Il n’y a plus personne qui soit répondant de ma personne. Ça me tue et les larmes prisent en foule comme des juifs dans un wagon en direction de Treblinka se ruent dehors lorsque les portes s’ouvrent et se jettent dans le feu infernal afin de mettre un terme à ce lancinant délire, à ces réveils non point pareils mais devenant plus lourds, s’accroissant de ces rivières qui ne coulent plus dehors. Les lacs calent, les crues inondent les alentours, voilà des mois qu’elle n’est plus là, mais vraiment plus là. Les maigres signes que je veux lui associer sont, je le sais, des chimères que je me créé pour avoir une croyance qui me donne la force, une force quelconque et une croyance toute aussi anodine pour ne pas dire ridicule. Les lacs calent encore dont en passant sur ces vastes étendues d’eau douce où avancent péniblement le train reliant la ville et ses banlieues. Alors, encore plus violemment qu’au réveil, les rivières, sans véritablement remuer, se déversent et mes yeux deviennent des miroirs. Ma respiration change, la personne qui me voisine s’interroge et au moment où deux longues gouttes émergent de derrière les verres fumés, la personne se répond, probablement faussement, puisque nulle part n’est indiqué cette affreuse réalité. La rivière frétille à la surface de ce qui me fait voir et je ne vois plus rien. Les images remuent derrière mes paupières et ce qu’elles me donnent à voir font qu’au matin, je ne vois plus rien. Elle n’est pas là. Je voudrais me tourner vers elle et sentir la texture particulière de la peau de son cou, là où en me voutant de plus en plus, je réussissais encore à déposer ma tête et trouver que c’était l’endroit le plus adéquat, malgré la posture inconfortable, au monde. L’île où enfin l’on dépose ses bagages et surtout ses soucis, les vacances du soi où avoir presque quarante ans n’importe pas. L’espace où notre visage se cale et se love, rentre à la maison, retrouve son moule. Ma mère me manque et il n’y a aucun mouchoir pour essuyer ça, pas de cou où blottir ce nez qui coule dès que je m’élance dans la confession ou que ça élance, là aussi, au creux du silence où justement, maintenant, je la retrouve. Je ne peux mettre mes bras autour d’elle, mais je peux enfoncer mes doigts dans la fin du silence.

J’arrive de la médina de Tunis. Ébranlée, tant par la lecture faite dans le TGM sur le sort et la mort de Virginia Woolf que pour l’épisode existentiel que je viens de traverser. À la sortie du Musée du Bardo, un joyau architectural, ancien palais de Bey où se pressent des milliers de cubes colorés, mosaïques antiques décorant les murs et les planchers de villas qui s’accrochaient aux falaises ocres et blanches de cette ville surplombant la baie, je cherche un taxi. Il a déjà été difficile de héler le bon ou à l’endroit stratégique, les chauffeurs m’avouant qu’ils sont en direction de tel endroit ou ne vont que par là et non pas dans l’ouest perdu où se localise cet immense bâtiment. Donc, place de 14 janvier 2011, je ne trouve pas, place du Bardo, c’est encore plus un casse-tête. Malgré la boussole, je ne vois pas bien le sud, je ne démêle pas les rues intriquées et où elles peuvent bien aller. Les minarets viennent de chanter à tue-tête, les barbus se garent et retirent leur numéro d’identification, il importe davantage d’aller prier que de faire un autre voyage vers le parc du belvédère. Sur le trottoir, comme mes semblables, je cherche cette voiture jaune qui sera libre d’un client et dont le principal occupant daignera s’arrêter et accepter de m’amener où le cœur me dit. J’ai faim, j’ai soif, j’ai chaud, je ne tiendrai pas longtemps. Je marche un peu et trouve le Métro Bardo et m’y dirige, puisqu’il est certain que ce dernier me conduira quelque part. Où? Je ne sais, aucune carte n’est présentée aux utilisateurs, pas d’écriture autre que les courbes érotisantes de ce bel arabe, rien qui ne dise, outre la menton Tunis, où le train s’en va. Le quai est bondé, des jeunes en jeans, des vieux en complet, des femmes en djellaba, des fillettes en paillettes, une majorité tunisienne, pas un blanc qui déambule, de toutes façons, il n’y a pas d’espace pour ce faire. Non, la dame se promène sur le quai cherchant l’indication qui illuminera son doute, se fait bousculer, reviens sur ses pas, cherche dans l’autre sens si ne s’y trouverait pas le mot magique, le dessin décisif. Elle suivra la mêlée. Le train se pointe dans la courbe de la gare et la foule se meut vers les portes. Les wagons ne se vident pas, tous vont au même endroit et les gens poussent. Près de la porte, la dame tente de pénétrer entre les corps, de s’y glisser comme une habituée, en vain. D’autres savent ne pas respecter les queue ou les priorités et demeurant avec quelques non élus, elle se rassoie et ouvre le livre, faux guide qui ne révèle pas comment ce dédale de rails se plantent dans la ville.  Arrive le train suivant, prends icelui, contente, à chaque station où il s’arrête, pas de carte, pas de nom, pas de signalement sonore. La dame cherche des repères, une mosquée, une horloge, un bâtiment, quelque chose dans le regard d’autrui qui rassurera sur cette prise de décision qui relève du hasard, qui relève du mimétisme. Le parc Thabeur est là, la médina est à proximité, les enceintes des mosquées clament des sermons incompréhensibles, mais semblant virulents. Station de la République, c’est la descente et la marche qui s’amorce sur l’avenue de France. La rue est pleine, il faudrait trouver un troquet pour casser plus qu’une croûte, mordre dans du semblant de vie, car l’énergie est épuisée. La dame avance de peine, ne voit plus rien autour d’elle, ne sent que la présence du même garçon qui, depuis la station, est derrière elle. Une pièce architecturale commande l’arrêt et le saisissement ou le dessaisissement. Sur l’avenue Habib Bourguiba, il faut s’attabler et reprendre en main et au ventre, la moelle substantifique, le jus des fruits, le sang des animaux, les bons grains de la terre. Auprès du salon de coiffeur attenant le comptoir tabac, la main qui farfouille dans le sac ne trouve pas le cuir si doux acheté à Berlin. Le sac se vide sous les yeux de trois gaillards qui n’omettent pas de passer des commentaires flatteurs et/ou désobligeants, la dame ne trouve plus l’antre permettant d’accéder à la nourriture et autres denrées nécessaires à cette courte survie. Pas ce rectangle violet, pas de dinars qui ne valent, certes pas grand chose, mais changerait toute la perspective et vont modifier le cours de la journée par leur manque. Il n’y aura pas de Parc du belvédère parce que la dame chancelle, elle doit boire et manger avant que le paysage ne se tavèle de points noirs ou s’obscurcisse définitivement. La dame doit rebrousser chemin et dans la panique qui soudain la ramène à la station, elle craint pour la première fois depuis son arrivée le contrôleur et le billet qui ne se contrôle pas, car la liasse de ces cartons turquoises, habituellement dans une pochette secrète, sont eux aussi à son porte-monnaie. Elle pourra toujours raconter l’histoire sordide, feindre d’apprendre sous le regard de ce gros homme que ce qui lui ouvre les portes de la facilité est aux mains d’un autre, elle l’espère, plus que gisant sur un trottoir. Elle recense en ses pensées le contenu perdu et voilà que le drame frappe vraiment. 

Une photographie d’un photomaton, dont un large pan a été décollé, faisait un sillon beige sous le menton de la femme qui y est immortalisée se retrouvera parmi les décombres, les détritus qui jonchent le sol. Le visage aimé, la valeur accordée à ce minuscule objet ne seront reconnus, seuls les billets orangés feront sens. Peut-être même que ce reste d’agneau teint, avec la photographie, se retrouvera au fond d’une décharge. J’ai le cœur lui-même comme un petit reste de rien du tout. Je ne peux penser au visage de ma mère perdu dans cette Tunisie, froissé, déchiré, piétiné ou envolé au vent  dès que ça souffle plus fortement. Sur cette photographie, ses yeux sont noirs. Elle semble encolérée ou bien elle joue la femme forte, la fille déterminée, celle à qui on ne la fait pas. Elle a à peine vingt ans, un manteau de toile avec un col rond de fourrure, une coiffure étrange. Les cheveux de ma mère fins et clairsemés n’ont jamais été sa marque distinctive, bien que ce manque de volume et densité ait contribué à faire, précisément, cette tête. Sur l’image en noir et blanc légèrement jaunie, sa frange est retournée sur le sommet de sa tête, peut-être même y a-t-elle mis un bigoudis pour lui offrir cette vague qu’elle n’aurait assurément pas sans cet exercice stylistique. Un peu de biais, elle penche légèrement la tête par l’avant et dans l’écriture, son visage se délite. Je note ce que je me souviens, ce ne peut plus être de l’observation, ce ne peut plus être la constatation que cette femme avait un joli nez et des joues parfaitement seyantes. Que le teint de sa peau, alors, était clair et frais, que la jeunesse que je conservais dans le cœur de mon sac n’est plus. Ma mère était belle sur cette photographie d’elle à un âge où je ne l’ai pas connue, où même mon père ne savait pas son existence et ne pouvait se douter qu’il partagerait autant d’années, autant d’événements marquants, d’autant plus dorénavant. Le visage de ma mère à 20 ans se trouve dans les mains d’un ou une inconnu.e qui l’a, je suppose, déjà laissé tomber, à moins d’être tombé amoureux de ce reflet du passé, de cette femme qui n’est plus. Voilà, en lisant sur le suicide de Woolf, prophétiquement annoncé dans ses romans, je verse des larmes et c’est au visage de ma mère qu’elles ruissellent. Je voudrais que sa face soit une icône, je souhaite que les yeux noirs de cette femme méduse la personne qui y jettera le regard et soit figé dans cette journée sacrée du vendredi, apprenne à la dure que le vol est une mauvaise chose, non pas pour l’argent, mais pour ce qui n’a pas de prix.

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