lundi 20 mai 2013

Le Monde de samedi

Dans Le Monde de samedi, un article sur les paradis fiscaux, un article sur George Steiner et un autre encore sur « le nouveau visage féminin de la migration ». Cette édition n’est faite que de trois feuilles auxquelles mon crayon d’indécrottable lectrice qui ne peut s’en passer s’est mis à griffonner lorsque j’y glissai la rétine, à danser irrégulièrement, car le maniement de ce fusil d’encre exige de relire, de revenir sur ces pas, chorégraphie calme ou agitée selon ce que le corps rencontre. Au dernier article mentionné, je note dans la marge : « établir des frontières étatiques et des souverainetés basées sur le sexe et/ou le genre ». Cette idée m’est venue en imaginant ces flux migratoires, intérieurs et extérieurs, locaux et internationaux, qui transforment les démographies et font prédire à plusieurs que 70% de la population habitera des zones urbaines en 2050. Le monde sera donc vide ou les villes s’étendront à perte de vue, à perte de champs et clairières où aujourd’hui, heureusement, paissent les animaux et leurs maîtres contribuant à nourrir ce beau monde, monde qui tourne vers d’inouïs horizons justement en quête de nourriture, se dirigeant toujours pourtant davantage vers ce qui ne permet à l’herbe de verdir. Ne serait-il pas drôle de tenter l’expérience et voir si l’économie des contrés féminines ne plafonnerait pas, comme si de retour en leur domaine où on les évinça, rentrées à la maison, elles sauraient pertinent quoi et comment produire, avec qui échanger et assurer que le feu brûle encore dans l’âtre aux lendemains qui on soi-disant cesser de chanter? Je pense à Élisabeth Vornaburg, écrivaine saguenéenne de science-fiction qui se prêta au jeu, peut-être comme Wittig d’ailleurs avec ses guérillères, et employa le pronom féminin elle pour tisser la trame. Elle neige, elle était une fois, elle pensait que cela était bon. Tous les personnages, si je me souviens bien, sont féminins et ou incarnent une lutte des genres, amazones du futur qui doivent ressembler à celles vues, le sein nu, dans leurs usuelles représentations iconographiques. Elle faut bien les reconnaître!

Je poursuis ma lecture et j’ajoute, d’une main mal assurée, en raison de la qualité particulière de ce papier, l’absence d’appui décent et le fait que sur la plage souffle intempestivement un  vent qui n’en finit pas de reformer depuis mon arrivée : «  être un n’ombre ». L’article, lui, écrit ne pas être qu’un nombre, tout en énumérant des chiffres et des chiffres pour appuyer ses dires. C’est quand même étrange que nous en soyons arriver à trouver appui sur ces derniers, comme s’ils faisaient davantage sens que des épithètes ou des adverbes. Il est surprenant, vu leur solidité faisant toute leur autorité – au demeurant toute aussi intrigante étant donné qu’il est plutôt difficile de mettre un nom sur leur auteur –, que nous ne disions pas encore je t’aime au centuple! Ô mon amour, ô mon dix, mon cent, mon mille! N’empêche, le nombre qui peut ne se faire qu’ombre ou même pas une ombre, donc pas n’ombre, est mentionné au passage pour préciser que derrière ses expériences spécifiquement féminines dans le cas qui m’occupe, il ne faut pas oublier l’humain, il ne faut pas que le nombre y fasse ombre. Il faut penser au récit, donc aux lettres plutôt qu’à ces foutus chiffres, dont le mystère est encore plus obscurs que celui de leurs sœurs, comme si elles tenaient la clé de l’humain tandis que les autres leur fermait la porte au nez. Le chiffre. J’en parlerai ailleurs, mais ma dernière blessure de cœur en était horriblement fascinée ou simplement attirée par cette horreur qu’ils peuvent produire quand on ne pense qu’avec eux sans penser à eux. Nous avions proposé de nous attabler pour les décortiquer ou, pour le dire aussi tautologiquement, les déchiffrer. N’empêche, je lui avais partagé ma propre fascination de mon point de vue littéraire, croyant que les un, les deux, les trois et le reste, comme les voyelles de Rimbaud, déployaient des univers et pas que de couleurs. Que oui, j’avais envie de dire ça et d’y tresser une trame avec lui pour mieux les y accrocher. Parenthèse pour dire que « ne pas être qu’un n’ombre » ou ne pas oublier l’humain est un propos également tenu une page plus loin dans un autre bout journalistique concernant la publication du nouveau DSM-5, le manuel des psychiatres, bible dorénavant élaborée en collaboration avec les compagnies pharmaceutiques et qui provoque conséquemment un immense tollé dans le monde médical. Les nouvelles entrées font en sorte que les femmes souffrent de dysphonie avant leurs règles, qu’il est possible d’être affligé d’hyperphagie et que tout ceci soit bel et bien maladie pouvant se traiter par une pilule à mettre sur le marché si elle n’est pas déjà prête dans un quelconque laboratoire. Le nœud du problème : faire avaler ces sornettes aux gens, d’une part, et leur faire ensuite ingurgiter de ces dits médicaments contre un dit mal qui les afflige sans trop savoir si les effets de la chimie moderne ne nous rendent pas justement vraiment fous! Dommage collatéral. Nous voulions réduire votre anxiété sociale, qui jadis s’appelait encore timidité, mais il se peut que la posologie à suivre rende légèrement hyperphage, parce que vous savez, s’en mettre plein la gueule, c’est bien connu, ça permet aussi de manger ses émotions indigestes, excessives, incontrôlées. Mais de grâce, il ne faudrait surtout se pencher sur ces dernières, les questionner, les ressasser, les faire sortir. Enfouissez-les bien profondément dans votre gorge, jusque dans votre estomac, vos intestins et qu’enfin, par la suite logique, ça se décompose et ne ressorte qu’à votre cul, là où personne ne le verra! À la lecture de cet article, je note : « le féminisme, c’est l’heureuse perte de contrôle », car la plupart des critiques adressées à la production de ce guide souligne cette folie de tout contrôler et l’éloignement, encore, de la parole pour privilégier la poésie chiffrée, hermétique enclave pour les initiés, mais si peu questionnée que tous et chacun semble arrivé au point nommé du sens partagé. Le normal, mais surtout le pathologique, le dernier ayant colonisé les terres du premier, se traque et se trouve grâce à ce qui ressemble à des statistiques, à des impressions mises sur des échelles graduées de 1 à 10 et à des probabilité de présenter tel trouble en lien avec tels symptômes. Les instruments du soin du corps mais surtout de cette âme partie en fumée dès que les bottes des chiffres sont arrivées pour piétiner le sol où tranquillement elle était posée, les outils de la médecine, donc, sont justement ces nouveautés dont les spécialistes se sont chaussés, gaussés, haussés sur des talons démesurément grands, mais dont l’hubris est l’immuable retour à le mesure pour prendre en compte la démesure. Je n’ai jamais été friande de psychiatrie, bien que certaines ruptures soient à ce point souffrantes qu’il faille peut-être les médicamenter, les faire taire par els analgésiants, mais là, il est question de schizophrénie, de psychose et d’autres choses encore bien plus graves ou tout aussi insupportables, dites dangereuses pour soi plus que pour les autres, bien que le copinage de la médecine et de la justice aient accouché de théories glaçant le sang, figeant les performativités discursives, empêchant littéralement certains humains d’être reconnus comme tel, et ce, par la force d’une performativité discursive s’appuyant souvent sur des chiffres. Ah, cette belle autorité de la normativité et de la peur au ventre! Nulle part dans l’écrit décrié, il est suggéré de s’adonner à l’analyse ou au sport, de s’inscrire à des cours du soir, d’entrer en relation par le bais d’activités de bénévolat ou de simplement accepter qu’on a un appétit gargantuesque ou qu’on puisse être visitée par des idées suicidaires à la vieille de ses menstruations. Nulle part, jamais, il est question de se prendre, soi, en main, dans o bras, dans notre giron et de prendre cette douleur pour en faire quoi que ce soit plutôt qu’une boule sur laquelle on se love comme une enfant sur son ourson lorsque la nuit est là avec tous ses monstres et que la porte de la chambre n’est pas entrebâillée et ne laisse filtrer l’éveil des parents au salon. Nulle part il est suggérer de vivre avec cette vulnérabilité, cet écorchement vif et multiforme qu’est le simple fait de vivre et d’être presque malheureusement unique, parce qu’ainsi seul. Nulle part, il n’est mentionné que cette ontologique solitude renverse l’édifice psychiatrique. Les chiffres permettent d’ériger de grandioses architectures qui ne protègent que bien peu des destructions causées par les puissances naturelles ou les assauts des ennemis en furie. Oui, nous pouvons construire des forteresse, oui, nous pouvons fouiller toutes les valises, oui, nous pouvons réduire les troubles anxieux. Or, le séisme ou les adversaires armés privilégient les souterrains, les terroristes et le terrorisme se glissent dans la brèche et pas dans la soute à bagage, le mal, si c’est ainsi qu’il faille nommer quand on n’a plus de chiffre ou toute sa tête qui dise 2 et 2 font 4, provient aussi de ce qui le guéri. Ma mère est décédé du cancer du pancréas, un vilain et virulent crabe qui est tel, car il se décèle après plusieurs mois de ravages. Les symptômes, en effet, sont décelables quand il est déjà trop tard. La tumeur de Viviane, cette Anne aux deux vies, faisait 28 centimètres. Voilà une mesure qui en dit bien peu si on ignore la taille même de cet organe aux doubles fonctions. Si je me souviens bien, un pancréas fait aux alentours de 40 ou 60 centimètres selon l’âge et la taille du sujet. L’emplacement de la tumeur est également un aspect qui importe, car selon sa localisation, il peut être possible de procéder à une ablation. Dans certains cas, c’est toutefois trop dangereux. Dans le cas de ma mère, la tumeur bloquait l’entrée du cholédoque qui relit cet organe au foie, où des métastases avaient fait leur apparition, et l’opération menaçait donc de nuire davantage à ce filtre. Du moins, c’est la conclusion à laquelle je parvins au fil de mes lectures. Cette histoire sert illustrer la thèse que j’ai avancé à propos des détresses psychologiques que la science moderne prend plaisir à médicamenter, quand ce n’est à documenter. En effet, ma mère accepta de subir des traitements de chimiothérapie, bien aussi virulent que la cochonnerie qui la mangeait par en dedans. Ce sont ces poisons qui lui faire perdre les cheveux, l’appétit, la chair autour des os, mais jamais l’envie de lutter et de vivre. La deuxième vie avait pris le relais de la première, effondrée un soir de décembre, mais comme un pneu de secours, n’a pas pu faire longue route. Le pronostic de ce mois réservé aux réjouissances et à la nuit la plus longue annonçait une bien courte nuit. Ma mère n’allait pas voir le printemps, ce printemps brulant où les foules rouges marchaient dans les rues avec mille buts précis et imprécis, ce printemps où la casserole battait son plein. Au cours de ce printemps, ma mère regardait le monde, le soluté au bras, le gavage aux narines, et je pense, préférait se réfugier en elle, dans son si coutumier silence, avec sa tumeur si semblable à elle, secrète mais d’une puissance inouïe, dans cette vie qu’elle s’était fait, qui s’était fait et qui se défaisait ou se faisait désormais avec des matériaux qu’on ne croit jamais destinés à notre chez-soi. La maison en feu, l’incendie au printemps de ma mère se poursuivit. La chimiothérapie donnait des résultats. La tumeur régressait et, spéciale, à l’image de cette femme, nous le faisait savoir parce que l’emballement de toute la production corporelle de sucre et de sel produite par sa toute originale production de protéine se calmait. Le diabète disparu, les problèmes de circulation s’allégea et nos cœurs aussi. Mise à la diète, la tumeur perdait du poids et ma mère gagnait une demie livre. Hourra! Lors de cette saison, ma mère ne mourût pas et j’eu le temps de parler de ce cancer à des proches, dont une personne qui perdît ainsi sa grand-mère et m’assura qu’elle était morte de faim et pas du cancer, tandis qu’une autre m’affirmait qu’on ne meurt jamais des pinces de ce crustacé, mais de la chimiothérapie. Les deux options ne sont pas difficiles à croie, ayant vu ma mère faible comme jamais auparavant, ayant vue ma mère, invétérée gourmande, peiner à avaler deux bouchées, je pense que la chimiothérapie est aussi nécrothérapie. On soigne la mort en faisant déguerpir la vie, en lui faisant perdre son goût, lui enlevant son énergie qui nous attache si fortement à elle. Tout le système immunitaire dévasté, cette thérapie jette le bébé avec l’eau du bain. Or, par le goulot ne repasse pas le bébé, alors que le reflux d’eau est commun. Tout ceci pour dire qu’on ne soigne la maladie mentale comme on ne soigne le cancer. Tout ceci pour dire qu’on offre un sursis pour survivre ou sousvivre, qu’on ne donne que du temps. Ma mère est morte à quelques jours de l’automne, alors que dehors, sous une soleil flamboyant, murissaient les fruits auxquels elle n’avait mordu depuis des jours, substitués par de la morphine injectée aux quatre heures. Si pour faire brutaliser le ver qui ronge la pomme des uns, la cure doit être mise en bouche qu’il faut tenir close pendant qu’y fond la poudre sous la langue ou parce qu’il est difficile de gober une grosse gélule les lèvres détachées et la langue asséchée, celle qui assène les dernières violences aux cellules endiablées pénètre à la place du cœur, au bout d’une aiguille qui transperce le souffle devenu râle inquiétant, dernier rempart assurant que le corps qui git immobile depuis des jours  est de ce monde. Les jambes enflées et roides qui sont les canaux où se montrent les signes avant coureurs de la mort qui vient, signes devrais-je dire que la mort est en fit déjà là, puisqu’elle ne vient jamais brusquement, jamais en un seul moment, la bouche tordue, les mains inertes et ce respir qu’encore j’entends et que je craignais tant, à ces ultimes instants, de ne plus entendre, ma mère.

 Je retourne au Monde. Selon un psychanalyste interviewé pour l’occasion, avec la fin des récits religieux et idéologiques, l’autorité ayant substitué ces cadres réside dans la pression normative! Abasourdi, je suis. Fin des récits religieux et idéologiques! Vraiment? J’accorde, certes, une importance non négligeable à la normativité ambiante et intrusive, malotrue qui nous dessine avant même que nos traits soient formés, tellement que je ne me demande plus d’où vient ma lassitude à mon âge d’être sans enfant, sans homme à mon bras, faisant le même voyage qu’à mes 18 ans, 24 ans, 27 ans, 30 ans. Je m’arrête à cette courte énumération, parce qu’avec la fin de ces beaux récits, toute ma vie pourrait être diagnostiquée et mes intérêts tout comme ma solitude pourraient devenir dans le DSM-6 des problèmes majeurs, les prochains tares auxquels il faudrait remédier par la prise de je ne sais quelle granule! Je me ris un peu de ceci, mais étant donné que le deuil de plus de quinze jours est classifié sous la rubrique ‘dépression’ toujours selon cette référence, je me vois obliger d’annoncer que je suis en dépression, sans néanmoins vraiment savoir ce qu’est le deuil et si nous ne sommes pas tous, toujours, dans cet état, à différent degré, pour diverses raisons ou déraisons. D’ailleurs, avec la fin des grands récits, ne devrions-nous pas avoir vécu un deuil? En sommes-nous bel et bien revenus? Non mais, qui sont les malades et qui sont ceux qui voient leur autorité ébranlée en affirmant des propos d’une telle superficialité quand la racine plonge dans des profondeurs qui manifestement, à tous, font peur? Qui est en train de faire de la maladie mentale ou plutôt du discours sur celle-ci – circulaire construction faisant que ces discours ne sont pas sans effet sur la façon dont elle est définie –, une autre affaire dont on se rit en raison d’un relativisme quasi absolu ou d’un sens critique lacunaire? Ainsi donc, il y a nécessité de retourner au récit, tourner autour du verbe, car c’est lui qui souffre et c’est lui qui exprime encore le mieux, même dans ses échappées et ses silences, la souffrance. Voilà ce dont il est question rappelle le psychanalyste, pas du nombre de capsules vertes, rouges, jaunes, bleues vendues à qui mieux mieux. 

D’ailleurs, la pilule contre mon deuil, je la croque et l’avale un peu en lisant Le Monde sur la plage de La Marsa, en revenant tranquillement sous le soleil qui plombe, en versant du rosé dans une coupe et en me mettant au clavier. Ma maladie mentale, outre quelles pointes acérées de paranoïa et d’autres travers que je ne peux vous révéler, c’est la sauvagerie et l’intranquilité. Je sais toutefois exactement comment me soigner, soit en m’y plongeant, d’abord, jusqu’au cou, puis en piquant du nez pour m’y immerger et émerger à bout de souffle. De ces maux, je ne suis pas la première affligée. Je ne sais seulement pas comment tout ça va finir. Or, pendant la chute, je peux encore dire que tout va bien! D’ailleurs, dans un encart qui traite plus spécialement de la prétendue universalité de ce guide produit principalement par des médecins américains, enfin, je m’esclaffe, mais sérieusement. On y parle du koro qu’on trouve surtout à Singapour ou en Malaisie qui consiste en « un syndrome où la personne accroche des objets à son pénis ou à ses seins par crainte qu’ils ne se rétractent ». Avant même d’avoir trempé mes lèvres à ma coupe, j’ai au moins cinq minutes d’un rire ridicule, car, pour vivre avec sa maladie, il faut au moins une dose quotidienne, tant de rire que de ridicule.

Je n’ai rien à dire sur les paradis fiscaux, bien que j’aie lu attentivement la dizaine de paragraphes qui en traitent. Oui, je sais, la phrase précédente est un pur doublebind, mais je considère que d’autre excelle pour répéter ce dont il est question, parce que ce ne sont pas des territoires où on refait le monde, à moins qu’ils cessent d’exister. Tant que la boule tourne et que les casiers postaux de compagnies offshore brillent tous azimuts, je lis, mais j’attends leur fin ou que les États qui croulent sous les dettes, les coupures, les dépenses faramineuses – « Le gouvernement (français) doit trouver 7,5 milliards d’euros d’économies en 2014. Un exercice redoutable » dixit Le Monde du 18 mai 2013 –, mettent leur culotte et récupèrent ces milliards qui dorment au soleil. Que dis-je ? Qui fructifient comme les régimes de banane sous ses climats tropicaux ou les glaciers dans les arctiques! Je lis l’article, je ne dis rien, mais pense que fermer les yeux, mets volontairement les populations en danger. Pas celles qui y possèdent des actifs, celles qui se paupérisent et à qui est demandé de redresser la santé des sociétés, barricade d’hommes et de femmes sacrifié parce que placés en première ligne sous les feux pour protéger les banques. Mais bon, ce n’est pas mon dada, je préfère les batailles féministes qui rejoignent, qu’on le veuille ou pas, comme une lame de fond, ce débat.

J’y arrive enfin, la cerise sur le sommet, l’avant dernière page, protégée par le verso, le long entretien avec George Steiner dont je viens de terminer, ce matin même, le livre Passions impunies qui s’attarde, entre autres, sur les morts de Socrate et Jésus, décès signifiants s’il en est dans notre belle histoire. J’aime cet homme bien qu’il fasse assez fréquemment vieille Europe, mais son écriture qui vilipende le best-seller ou certains travers de la culture américaine et/ou actuelle me convainc. Il manie son lexique comme rares sont ceux qui savent le faire. L’habileté qu’il manifeste fait en sorte que les pages se tournent sans effort, les phrases coulent, c’est une rivière qui suit son cours et ne demande rien. Les yeux se prélassent, leur mouvement lent peut témoigner de ce flot qui a abreuvé, imbibé l’intérieur sans que j’ai eu à sucer. Steiner, en d’autres mots, se lit tout seul. L’article n’en fait pas moins, puisque les questions du journaliste sont succinctes. Les propos recueillis de ce juif de quatre-vingt quatre ans me remuent le crayon et je cite, ici, les passages qui m’ont réconciliée avec le mode, convaincue que le code des psychiatres est vraiment une merde ou que je ne suis pas folle. Donc : « Moi-même je ne peux traduire ce qu’étudient les scientifiques qu’à travers des métaphores, cet ultime refuge des ignorants ». Oui, oui, les scientifiques. Pas les sociologues, politologues, anthropologues. Ils ne sont pas, c’est bien connu, des scientifiques. Non, ceux qui parlent avec des chiffres, des formules, des mots qui, bien que sortis de notre langue, n’en demeurent pas moins incompris, faisant de la métaphore la seule avenue possible, rendant aussi simple qu’une lettre à la poste, les objets étudiés, aussi limpide que cristal de roche le sens qu’ils leur est donné. Démunis, nous sommes, et ce, bien autant devant les avancées folles des cinquante dernières années que comparés aux fortunes colossales engrangées aux iles Caïmans. Il n’en demeure pas moins que plus loin, Steiner parlant d’Heidegger ayant jadis dit que les sciences sont extrêmement triviales, parce qu’elles n’ont que des réponses, m’offre la consolation de la fille qui ne pige pas la physique quantique ni même le calcul différentiel.  Encore quelques lignes plus bas, c’est au tour de la réplique que je pourrai utiliser contre tous les malotrus prétendant qu’un texte de 2000 ans est impertinent qui apparaît noir sur blanc, cette phrase qui tue lui venant de Benjamin: « une œuvre peut dormir pendant cinq cent ans et trouver un lecteur : le texte sera toujours jeune. On ne peut prétendre que c’est sa réception qui le crée ». Voilà, un texte est toujours jeune, alors qu’un lecteur (ou une lectrice) peut être trop vaniteux, trop puéril, en cruel manque de maturité ou encore trop vieux, trop fatigués pour en être piqués et accepter cette rencontre qui n’est pas toute décidée par le seul lecteur (ou la seule lectrice). Accepter la vivacité d’un texte écrit par un ou une macchabée refroidi.e depuis des lustres exige la même ouverture que celle face à des ruines, la réceptivité qui métamorphose les tas de pierres en cité antique, l’écoute qui change la phrase écrite en ligne mélodique. Ce qu’a écrit Benjamin qui est répété au journaliste qui le publie dans Le Monde me rassure, car il prouve une fois de plus qu’il faut puiser sans cesse aux autres pour se donner raison, qu’il faut incessamment retourner en arrière pour aller de l’avant, comprendre les ruines pour ne pas se perdre complètement au présent, comprendre qu’elles sont ruines d’un hier, mais pas d’un présent. Écrit ainsi, ça me semble parfaitement trivial, mais peut-être seulement parce que c’est une réponse. Dans les humanités, malgré le ton affirmatif, elle reste fort questionnable… D’ailleurs pour lui, et c’est ainsi que s’achève ce passage lumineux de cette feuille de chou : « Ne pas comprendre est merveilleux. Poser des questions est l’oxygène de l’être. »

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