Dans Le Monde de samedi, un article sur les
paradis fiscaux, un article sur George Steiner et un autre encore sur « le
nouveau visage féminin de la migration ». Cette édition n’est faite que de
trois feuilles auxquelles mon crayon d’indécrottable lectrice qui ne peut s’en
passer s’est mis à griffonner lorsque j’y glissai la rétine, à danser irrégulièrement,
car le maniement de ce fusil d’encre exige de relire, de revenir sur ces pas,
chorégraphie calme ou agitée selon ce que le corps rencontre. Au dernier
article mentionné, je note dans la marge : « établir des frontières
étatiques et des souverainetés basées sur le sexe et/ou le genre ». Cette idée
m’est venue en imaginant ces flux migratoires, intérieurs et extérieurs, locaux
et internationaux, qui transforment les démographies et font prédire à
plusieurs que 70% de la population habitera des zones urbaines en 2050. Le
monde sera donc vide ou les villes s’étendront à perte de vue, à perte de
champs et clairières où aujourd’hui, heureusement, paissent les animaux et
leurs maîtres contribuant à nourrir ce beau monde, monde qui tourne vers
d’inouïs horizons justement en quête de nourriture, se dirigeant toujours pourtant
davantage vers ce qui ne permet à l’herbe de verdir. Ne serait-il pas drôle de
tenter l’expérience et voir si l’économie des contrés féminines ne plafonnerait
pas, comme si de retour en leur domaine où on les évinça, rentrées à la maison,
elles sauraient pertinent quoi et comment produire, avec qui échanger et
assurer que le feu brûle encore dans l’âtre aux lendemains qui on soi-disant
cesser de chanter? Je pense à Élisabeth Vornaburg, écrivaine saguenéenne de
science-fiction qui se prêta au jeu, peut-être comme Wittig d’ailleurs avec ses
guérillères, et employa le pronom féminin elle pour tisser la trame. Elle
neige, elle était une fois, elle pensait que cela était bon. Tous les
personnages, si je me souviens bien, sont féminins et ou incarnent une lutte
des genres, amazones du futur qui doivent ressembler à celles vues, le sein nu,
dans leurs usuelles représentations iconographiques. Elle faut bien les
reconnaître!
Je poursuis ma lecture et j’ajoute,
d’une main mal assurée, en raison de la qualité particulière de ce papier,
l’absence d’appui décent et le fait que sur la plage souffle intempestivement
un vent qui n’en finit pas de reformer
depuis mon arrivée : « être un n’ombre ». L’article, lui, écrit ne
pas être qu’un nombre, tout en énumérant des chiffres et des chiffres pour
appuyer ses dires. C’est quand même étrange que nous en soyons arriver à
trouver appui sur ces derniers, comme s’ils faisaient davantage sens que des
épithètes ou des adverbes. Il est surprenant, vu leur solidité faisant toute
leur autorité – au demeurant toute aussi intrigante étant donné qu’il est
plutôt difficile de mettre un nom sur leur auteur –, que nous ne disions pas
encore je t’aime au centuple! Ô mon amour, ô mon dix, mon cent, mon mille!
N’empêche, le nombre qui peut ne se faire qu’ombre ou même pas une ombre, donc
pas n’ombre, est mentionné au passage pour préciser que derrière ses
expériences spécifiquement féminines dans le cas qui m’occupe, il ne faut pas
oublier l’humain, il ne faut pas que le nombre y fasse ombre. Il faut penser au
récit, donc aux lettres plutôt qu’à ces foutus chiffres, dont le mystère est encore
plus obscurs que celui de leurs sœurs, comme si elles tenaient la clé de
l’humain tandis que les autres leur fermait la porte au nez. Le chiffre. J’en
parlerai ailleurs, mais ma dernière blessure de cœur en était horriblement fascinée
ou simplement attirée par cette horreur qu’ils peuvent produire quand on ne
pense qu’avec eux sans penser à eux. Nous avions proposé de nous attabler pour
les décortiquer ou, pour le dire aussi tautologiquement, les déchiffrer. N’empêche,
je lui avais partagé ma propre fascination de mon point de vue littéraire, croyant
que les un, les deux, les trois et le reste, comme les voyelles de Rimbaud, déployaient
des univers et pas que de couleurs. Que oui, j’avais envie de dire ça et d’y
tresser une trame avec lui pour mieux les y accrocher. Parenthèse pour dire que
« ne pas être qu’un n’ombre » ou ne pas oublier l’humain est un
propos également tenu une page plus loin dans un autre bout journalistique concernant
la publication du nouveau DSM-5, le manuel des psychiatres, bible dorénavant
élaborée en collaboration avec les compagnies pharmaceutiques et qui provoque conséquemment
un immense tollé dans le monde médical. Les nouvelles entrées font en sorte que
les femmes souffrent de dysphonie avant leurs règles, qu’il est possible d’être
affligé d’hyperphagie et que tout ceci soit bel et bien maladie pouvant se traiter
par une pilule à mettre sur le marché si elle n’est pas déjà prête dans un
quelconque laboratoire. Le nœud du problème : faire avaler ces sornettes
aux gens, d’une part, et leur faire ensuite ingurgiter de ces dits médicaments
contre un dit mal qui les afflige sans trop savoir si les effets de la chimie
moderne ne nous rendent pas justement vraiment fous! Dommage collatéral. Nous
voulions réduire votre anxiété sociale, qui jadis s’appelait encore timidité,
mais il se peut que la posologie à suivre rende légèrement hyperphage, parce
que vous savez, s’en mettre plein la gueule, c’est bien connu, ça permet aussi
de manger ses émotions indigestes, excessives, incontrôlées. Mais de grâce, il
ne faudrait surtout se pencher sur ces dernières, les questionner, les
ressasser, les faire sortir. Enfouissez-les bien profondément dans votre gorge,
jusque dans votre estomac, vos intestins et qu’enfin, par la suite logique, ça
se décompose et ne ressorte qu’à votre cul, là où personne ne le verra! À la
lecture de cet article, je note : « le féminisme, c’est l’heureuse
perte de contrôle », car la plupart des critiques adressées à la
production de ce guide souligne cette folie de tout contrôler et l’éloignement,
encore, de la parole pour privilégier la poésie chiffrée, hermétique enclave
pour les initiés, mais si peu questionnée que tous et chacun semble arrivé au
point nommé du sens partagé. Le normal, mais surtout le pathologique, le
dernier ayant colonisé les terres du premier, se traque et se trouve grâce à ce
qui ressemble à des statistiques, à des impressions mises sur des échelles
graduées de 1 à 10 et à des probabilité de présenter tel trouble en lien avec
tels symptômes. Les instruments du soin du corps mais surtout de cette âme
partie en fumée dès que les bottes des chiffres sont arrivées pour piétiner le
sol où tranquillement elle était posée, les outils de la médecine, donc, sont
justement ces nouveautés dont les spécialistes se sont chaussés, gaussés,
haussés sur des talons démesurément grands, mais dont l’hubris est l’immuable retour à le mesure pour prendre en compte la
démesure. Je n’ai jamais été friande de psychiatrie, bien que certaines
ruptures soient à ce point souffrantes qu’il faille peut-être les médicamenter,
les faire taire par els analgésiants, mais là, il est question de schizophrénie,
de psychose et d’autres choses encore bien plus graves ou tout aussi
insupportables, dites dangereuses pour soi plus que pour les autres, bien que
le copinage de la médecine et de la justice aient accouché de théories glaçant
le sang, figeant les performativités discursives, empêchant littéralement
certains humains d’être reconnus comme tel, et ce, par la force d’une
performativité discursive s’appuyant souvent sur des chiffres. Ah, cette belle
autorité de la normativité et de la peur au ventre! Nulle part dans l’écrit
décrié, il est suggéré de s’adonner à l’analyse ou au sport, de s’inscrire à
des cours du soir, d’entrer en relation par le bais d’activités de bénévolat ou
de simplement accepter qu’on a un appétit gargantuesque ou qu’on puisse être
visitée par des idées suicidaires à la vieille de ses menstruations. Nulle
part, jamais, il est question de se prendre, soi, en main, dans o bras, dans
notre giron et de prendre cette douleur pour en faire quoi que ce soit plutôt
qu’une boule sur laquelle on se love comme une enfant sur son ourson lorsque la
nuit est là avec tous ses monstres et que la porte de la chambre n’est pas
entrebâillée et ne laisse filtrer l’éveil des parents au salon. Nulle part il
est suggérer de vivre avec cette vulnérabilité, cet écorchement vif et
multiforme qu’est le simple fait de vivre et d’être presque malheureusement
unique, parce qu’ainsi seul. Nulle part, il n’est mentionné que cette ontologique
solitude renverse l’édifice psychiatrique. Les chiffres permettent d’ériger de
grandioses architectures qui ne protègent que bien peu des destructions causées
par les puissances naturelles ou les assauts des ennemis en furie. Oui, nous
pouvons construire des forteresse, oui, nous pouvons fouiller toutes les
valises, oui, nous pouvons réduire les troubles anxieux. Or, le séisme ou les
adversaires armés privilégient les souterrains, les terroristes et le
terrorisme se glissent dans la brèche et pas dans la soute à bagage, le mal, si
c’est ainsi qu’il faille nommer quand on n’a plus de chiffre ou toute sa tête
qui dise 2 et 2 font 4, provient aussi de ce qui le guéri. Ma mère est décédé
du cancer du pancréas, un vilain et virulent crabe qui est tel, car il se
décèle après plusieurs mois de ravages. Les symptômes, en effet, sont
décelables quand il est déjà trop tard. La tumeur de Viviane, cette Anne aux
deux vies, faisait 28 centimètres. Voilà une mesure qui en dit bien peu si on
ignore la taille même de cet organe aux doubles fonctions. Si je me souviens
bien, un pancréas fait aux alentours de 40 ou 60 centimètres selon l’âge et la
taille du sujet. L’emplacement de la tumeur est également un aspect qui
importe, car selon sa localisation, il peut être possible de procéder à une
ablation. Dans certains cas, c’est toutefois trop dangereux. Dans le cas de ma
mère, la tumeur bloquait l’entrée du cholédoque qui relit cet organe au foie,
où des métastases avaient fait leur apparition, et l’opération menaçait donc de
nuire davantage à ce filtre. Du moins, c’est la conclusion à laquelle je
parvins au fil de mes lectures. Cette histoire sert illustrer la thèse que j’ai
avancé à propos des détresses psychologiques que la science moderne prend
plaisir à médicamenter, quand ce n’est à documenter. En effet, ma mère accepta
de subir des traitements de chimiothérapie, bien aussi virulent que la
cochonnerie qui la mangeait par en dedans. Ce sont ces poisons qui lui faire
perdre les cheveux, l’appétit, la chair autour des os, mais jamais l’envie de
lutter et de vivre. La deuxième vie avait pris le relais de la première,
effondrée un soir de décembre, mais comme un pneu de secours, n’a pas pu faire
longue route. Le pronostic de ce mois réservé aux réjouissances et à la nuit la
plus longue annonçait une bien courte nuit. Ma mère n’allait pas voir le
printemps, ce printemps brulant où les foules rouges marchaient dans les rues
avec mille buts précis et imprécis, ce printemps où la casserole battait son
plein. Au cours de ce printemps, ma mère regardait le monde, le soluté au bras,
le gavage aux narines, et je pense, préférait se réfugier en elle, dans son si
coutumier silence, avec sa tumeur si semblable à elle, secrète mais d’une
puissance inouïe, dans cette vie qu’elle s’était fait, qui s’était fait et qui
se défaisait ou se faisait désormais avec des matériaux qu’on ne croit jamais
destinés à notre chez-soi. La maison en feu, l’incendie au printemps de ma mère
se poursuivit. La chimiothérapie donnait des résultats. La tumeur régressait
et, spéciale, à l’image de cette femme, nous le faisait savoir parce que
l’emballement de toute la production corporelle de sucre et de sel produite par
sa toute originale production de protéine se calmait. Le diabète disparu, les
problèmes de circulation s’allégea et nos cœurs aussi. Mise à la diète, la
tumeur perdait du poids et ma mère gagnait une demie livre. Hourra! Lors de
cette saison, ma mère ne mourût pas et j’eu le temps de parler de ce cancer à
des proches, dont une personne qui perdît ainsi sa grand-mère et m’assura
qu’elle était morte de faim et pas du cancer, tandis qu’une autre m’affirmait
qu’on ne meurt jamais des pinces de ce crustacé, mais de la chimiothérapie. Les
deux options ne sont pas difficiles à croie, ayant vu ma mère faible comme
jamais auparavant, ayant vue ma mère, invétérée gourmande, peiner à avaler deux
bouchées, je pense que la chimiothérapie est aussi nécrothérapie. On soigne la
mort en faisant déguerpir la vie, en lui faisant perdre son goût, lui enlevant son
énergie qui nous attache si fortement à elle. Tout le système immunitaire
dévasté, cette thérapie jette le bébé avec l’eau du bain. Or, par le goulot ne
repasse pas le bébé, alors que le reflux d’eau est commun. Tout ceci pour dire
qu’on ne soigne la maladie mentale comme on ne soigne le cancer. Tout ceci pour
dire qu’on offre un sursis pour survivre ou sousvivre, qu’on ne donne que du
temps. Ma mère est morte à quelques jours de l’automne, alors que dehors, sous
une soleil flamboyant, murissaient les fruits auxquels elle n’avait mordu
depuis des jours, substitués par de la morphine injectée aux quatre heures. Si
pour faire brutaliser le ver qui ronge la pomme des uns, la cure doit être mise
en bouche qu’il faut tenir close pendant qu’y fond la poudre sous la langue ou parce
qu’il est difficile de gober une grosse gélule les lèvres détachées et la
langue asséchée, celle qui assène les dernières violences aux cellules
endiablées pénètre à la place du cœur, au bout d’une aiguille qui transperce le
souffle devenu râle inquiétant, dernier rempart assurant que le corps qui git
immobile depuis des jours est de ce
monde. Les jambes enflées et roides qui sont les canaux où se montrent les
signes avant coureurs de la mort qui vient, signes devrais-je dire que la mort
est en fit déjà là, puisqu’elle ne vient jamais brusquement, jamais en un seul
moment, la bouche tordue, les mains inertes et ce respir qu’encore j’entends et
que je craignais tant, à ces ultimes instants, de ne plus entendre, ma mère.
Je retourne au Monde. Selon un psychanalyste interviewé pour l’occasion, avec la
fin des récits religieux et idéologiques, l’autorité ayant substitué ces cadres
réside dans la pression normative! Abasourdi, je suis. Fin des récits religieux
et idéologiques! Vraiment? J’accorde, certes, une importance non négligeable à
la normativité ambiante et intrusive, malotrue qui nous dessine avant même que
nos traits soient formés, tellement que je ne me demande plus d’où vient ma
lassitude à mon âge d’être sans enfant, sans homme à mon bras, faisant le même
voyage qu’à mes 18 ans, 24 ans, 27 ans, 30 ans. Je m’arrête à cette courte
énumération, parce qu’avec la fin de ces beaux récits, toute ma vie pourrait
être diagnostiquée et mes intérêts tout comme ma solitude pourraient devenir dans
le DSM-6 des problèmes majeurs, les prochains tares auxquels il faudrait remédier
par la prise de je ne sais quelle granule! Je me ris un peu de ceci, mais étant
donné que le deuil de plus de quinze jours est classifié sous la rubrique ‘dépression’
toujours selon cette référence, je me vois obliger d’annoncer que je suis en
dépression, sans néanmoins vraiment savoir ce qu’est le deuil et si nous ne
sommes pas tous, toujours, dans cet état, à différent degré, pour diverses
raisons ou déraisons. D’ailleurs, avec la fin des grands récits, ne
devrions-nous pas avoir vécu un deuil? En sommes-nous bel et bien revenus? Non
mais, qui sont les malades et qui sont ceux qui voient leur autorité ébranlée
en affirmant des propos d’une telle superficialité quand la racine plonge dans
des profondeurs qui manifestement, à tous, font peur? Qui est en train de faire
de la maladie mentale ou plutôt du discours sur celle-ci – circulaire
construction faisant que ces discours ne sont pas sans effet sur la façon dont
elle est définie –, une autre affaire dont on se rit en raison d’un relativisme
quasi absolu ou d’un sens critique lacunaire? Ainsi donc, il y a nécessité de
retourner au récit, tourner autour du verbe, car c’est lui qui souffre et c’est
lui qui exprime encore le mieux, même dans ses échappées et ses silences, la
souffrance. Voilà ce dont il est question rappelle le psychanalyste, pas du
nombre de capsules vertes, rouges, jaunes, bleues vendues à qui mieux mieux.
D’ailleurs, la pilule contre mon
deuil, je la croque et l’avale un peu en lisant Le Monde sur la plage de La Marsa, en revenant tranquillement sous
le soleil qui plombe, en versant du rosé dans une coupe et en me mettant au
clavier. Ma maladie mentale, outre quelles pointes acérées de paranoïa et
d’autres travers que je ne peux vous révéler, c’est la sauvagerie et l’intranquilité.
Je sais toutefois exactement comment me soigner, soit en m’y plongeant,
d’abord, jusqu’au cou, puis en piquant du nez pour m’y immerger et émerger à
bout de souffle. De ces maux, je ne suis pas la première affligée. Je ne sais
seulement pas comment tout ça va finir. Or, pendant la chute, je peux encore
dire que tout va bien! D’ailleurs, dans un encart qui traite plus spécialement
de la prétendue universalité de ce guide produit principalement par des
médecins américains, enfin, je m’esclaffe, mais sérieusement. On y parle du
koro qu’on trouve surtout à Singapour ou en Malaisie qui consiste en « un
syndrome où la personne accroche des objets à son pénis ou à ses seins par crainte
qu’ils ne se rétractent ». Avant même d’avoir trempé mes lèvres à ma
coupe, j’ai au moins cinq minutes d’un rire ridicule, car, pour vivre avec sa
maladie, il faut au moins une dose quotidienne, tant de rire que de ridicule.
Je n’ai rien à dire sur les paradis
fiscaux, bien que j’aie lu attentivement la dizaine de paragraphes qui en
traitent. Oui, je sais, la phrase précédente est un pur doublebind, mais je
considère que d’autre excelle pour répéter ce dont il est question, parce que
ce ne sont pas des territoires où on refait le monde, à moins qu’ils cessent
d’exister. Tant que la boule tourne et que les casiers postaux de compagnies
offshore brillent tous azimuts, je lis, mais j’attends leur fin ou que les
États qui croulent sous les dettes, les coupures, les dépenses faramineuses –
« Le gouvernement (français) doit trouver 7,5 milliards d’euros
d’économies en 2014. Un exercice redoutable » dixit Le Monde du 18 mai
2013 –, mettent leur culotte et récupèrent ces milliards qui dorment au soleil.
Que dis-je ? Qui fructifient comme les régimes de banane sous ses climats
tropicaux ou les glaciers dans les arctiques! Je lis l’article, je ne dis rien,
mais pense que fermer les yeux, mets volontairement les populations en danger. Pas
celles qui y possèdent des actifs, celles qui se paupérisent et à qui est
demandé de redresser la santé des sociétés, barricade d’hommes et de femmes
sacrifié parce que placés en première ligne sous les feux pour protéger les
banques. Mais bon, ce n’est pas mon dada, je préfère les batailles féministes
qui rejoignent, qu’on le veuille ou pas, comme une lame de fond, ce débat.
J’y arrive enfin, la cerise sur le
sommet, l’avant dernière page, protégée par le verso, le long entretien avec
George Steiner dont je viens de terminer, ce matin même, le livre Passions impunies qui s’attarde, entre
autres, sur les morts de Socrate et Jésus, décès signifiants s’il en est dans
notre belle histoire. J’aime cet homme bien qu’il fasse assez fréquemment
vieille Europe, mais son écriture qui vilipende le best-seller ou certains
travers de la culture américaine et/ou actuelle me convainc. Il manie son
lexique comme rares sont ceux qui savent le faire. L’habileté qu’il manifeste
fait en sorte que les pages se tournent sans effort, les phrases coulent, c’est
une rivière qui suit son cours et ne demande rien. Les yeux se prélassent, leur
mouvement lent peut témoigner de ce flot qui a abreuvé, imbibé l’intérieur sans
que j’ai eu à sucer. Steiner, en d’autres mots, se lit tout seul. L’article
n’en fait pas moins, puisque les questions du journaliste sont succinctes. Les
propos recueillis de ce juif de quatre-vingt quatre ans me remuent le crayon et
je cite, ici, les passages qui m’ont réconciliée avec le mode, convaincue que
le code des psychiatres est vraiment une merde ou que je ne suis pas folle.
Donc : « Moi-même je ne peux traduire ce qu’étudient les
scientifiques qu’à travers des métaphores, cet ultime refuge des
ignorants ». Oui, oui, les scientifiques. Pas les sociologues, politologues,
anthropologues. Ils ne sont pas, c’est bien connu, des scientifiques. Non, ceux
qui parlent avec des chiffres, des formules, des mots qui, bien que sortis de
notre langue, n’en demeurent pas moins incompris, faisant de la métaphore la
seule avenue possible, rendant aussi simple qu’une lettre à la poste, les
objets étudiés, aussi limpide que cristal de roche le sens qu’ils leur est
donné. Démunis, nous sommes, et ce, bien autant devant les avancées folles des
cinquante dernières années que comparés aux fortunes colossales engrangées aux
iles Caïmans. Il n’en demeure pas moins que plus loin, Steiner parlant
d’Heidegger ayant jadis dit que les sciences sont extrêmement triviales, parce qu’elles
n’ont que des réponses, m’offre la consolation de la fille qui ne pige pas la
physique quantique ni même le calcul différentiel. Encore quelques lignes plus bas, c’est au
tour de la réplique que je pourrai utiliser contre tous les malotrus prétendant
qu’un texte de 2000 ans est impertinent qui apparaît noir sur blanc, cette
phrase qui tue lui venant de Benjamin: « une œuvre peut dormir
pendant cinq cent ans et trouver un lecteur : le texte sera toujours jeune.
On ne peut prétendre que c’est sa réception qui le crée ». Voilà, un texte
est toujours jeune, alors qu’un lecteur (ou une lectrice) peut être trop
vaniteux, trop puéril, en cruel manque de maturité ou encore trop vieux, trop fatigués
pour en être piqués et accepter cette rencontre qui n’est pas toute décidée par
le seul lecteur (ou la seule lectrice). Accepter la vivacité d’un texte écrit
par un ou une macchabée refroidi.e depuis des lustres exige la même ouverture
que celle face à des ruines, la réceptivité qui métamorphose les tas de pierres
en cité antique, l’écoute qui change la phrase écrite en ligne mélodique. Ce
qu’a écrit Benjamin qui est répété au journaliste qui le publie dans Le Monde
me rassure, car il prouve une fois de plus qu’il faut puiser sans cesse aux
autres pour se donner raison, qu’il faut incessamment retourner en arrière pour
aller de l’avant, comprendre les ruines pour ne pas se perdre complètement au
présent, comprendre qu’elles sont ruines d’un hier, mais pas d’un présent.
Écrit ainsi, ça me semble parfaitement trivial, mais peut-être seulement parce
que c’est une réponse. Dans les humanités, malgré le ton affirmatif, elle reste
fort questionnable… D’ailleurs pour lui, et c’est ainsi que s’achève ce
passage lumineux de cette feuille de chou : « Ne pas comprendre est
merveilleux. Poser des questions est l’oxygène de l’être. »
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