Une quinzaine d’adhân plus tard,
je me souviens de la Palestine. Tant de craintes animaient alors le cœur de mes
proches. Pourquoi aller dans le pire endroit du monde? Pourquoi chercher les
problèmes, alors que la vie subjective est parsemée de ces trous fulgurants?
Pourquoi devoir sentir que ces trous en sont justement et que le monde, son
malheur et ses misères existent bel et bien, mais plus souvent là, en dehors du
repli, du renfoncement du soi? Si les autres avaient peur, alimentaient cette
inquiétude à l’écran des télévisions ou aux papiers journaux, je pensais
davantage que la vie m’aurait, là, sur le Cap diamant et que je ne survivrais
pas quelques mois. Il me fallait partir et, oui, dans ce supposé pire endroit
du monde, parce que c’était aussi le domicile d’un sacré qui depuis l’orée de
mes paroles faisait sens, m’indiquait la direction à suivre. Me répandre aux
murs, qu’il n’y en ait qu’un et pas quatre m’enfermant en cette petitesse
portée jalousement dans cet imaginaire identitaire constituant fortement ce qui
porte notre nom ou ce nom que l’on porte : Québec. Il me semblait alors que s’il fallait
mourir, mieux valait le faire sous le ciel de Jérusalem ou aux portes de
Jéricho. Ainsi, l’histoire personnelle prendrait une autre dimension, se
tisserait aux fils de ces livres fous qui agitent plusieurs d’entre nous. La
Palestine n’a pas été ce que tous pensaient qu’elle serait. La Palestine de
ceux et celles qui alors m’en parlaient était un espace encore plus imaginaire
que leur être.
Mais
la réalité était néanmoins et la bombe a explosé lorsqu’avec maman nous étions
attablés pour prendre un café, attendant devant la gare d’autobus de Jérusalem notre
départ pour Ein Gedi. J’écrivais tranquillement, probablement une cigarette au
bec, et la détonation a figé le temps. Pas un temps retrouvé qui cesse comme en
parle Proust sur le pavé inégal, ce moment hors du temps qui est précisément
l’expérience temporelle la plus cruciale vécue par cet obsédé de cette idée. Un
temps où je ne savais pas si le temps allait poursuivre sa course ou si le
monde allait se liquéfier, couler vers le néant, pendant de longues minutes
puisque le monde est plein, ou encore, instantanément, parce que le monde est
vide et que jusqu’alors cette conception antique m’avait échappée. Je revois
les yeux de ma mère qui a jailli debout devant moi, alors qu’auparavant elle était aussi tranquillement
assise. Sa voix se fit entendre et sa bouche me donna du reproche qui se
formula en question, la question la plus fondamentale de la vie qui peut-être
n’avait jamais été émise avec autant de conviction. Peut-être ne
s’adressait-elle pas à moi, mais à tous les saints qu’elle a pu vénérer, au
Dieu qu’elle priait matin et soir. « Pourquoi m’as-tu amenée ici? »
J’étais alors encore dans le silence. J’entendais la détonation et mes yeux
cherchaient le sang, les éclats de membres, les bouts de cervelle qui
s’éloignent de leur boîte crânienne en ces déchirures du temps et de l’espace. Il n’y avait rien à
voir. Les Jérusalémites, figés le temps d’une photographie, se mouvaient à
nouveau et vaquaient à leurs affaires. La vie continuait. La vie continua et
c’est ce qui me frappa le plus. Pas les clous, les morceaux de verres, la main
détachée du bras à mes pieds ensanglantés. La vie continuait et aucune bombe ne
se ferait entendre, encore, maintenant, à nouveau, à côté. Mon café n’était même
pas froid, ma cigarette se consumait à la même vitesse. Il n’y avait pas eut
interruption du temps, les humains devant faire plus ou moins pour avoir un
réel impact sur le Plus Grand. La vie continuait et c’est tout ce que je pouvais
dire à ma mère. Tu es là, toute là, remercie et tais-toi. J’étais froissée,
tant par cet événement que par la peur de cette femme qui se retournait contre
moi. Je ne connaissais pas ma mère en désarroi, je ne la savais pas vulnérable
ainsi et cette faille en elle me
donna la force de la supporter, comme la vieille dame sur qui j’allais veiller
dans l’autobus me conduisant de la station Carthage-Présidence à Marsa-Plage. La
supporter non pas comme un poids lourd, mais comme un bras qu’on prend parce
que les jambes se font chancelantes. Un support devenu nécessaire, une main
plus essentielle que tous les cafés, cigarettes et mains tendues jadis. Je pouvais
remplir cette faille par des mots, mais c’était l’occasion d’aimer ma mère
comme elle l’avait fait pendant tant d’année, à veiller, les griffes sorties,
prêtes à tout pour sauvegarder une beauté naïve tout en m’assurant que s’y
injecte une conscience aigue des dangers. Oui, la vie continuait et elle
continuait avec nous, en nous qui connaissions soudain ce sentiment, le
frémissement du corps, l’ébahissement d’être encore en corps dans ce monde
déchiré par les bombes et la haine. Ma mère trépignait et j’essayais de garder
mon calme, d’être pleine de cette raison construite, alimentée par des lectures
sur la violence, sur ce conflit, sur ces collines qu’on s’arrache depuis le
jour où on les a trouvées.
Je sais que je ne serai plus
jamais cette femme calme qui accompagna sa mère à la station d’autobus pour voir
les dégâts, ce qu’elle a raté, enfin. Non pas parce que ma mère n’est plus et
que la vie a cessée, mais parce que ce calme en moi est disparu, faisant place
à une grande intranquilité qui a peut-être à voir avec ce temps qui s’est arrêté
sans jamais vraiment me quitter.
Les soldats avaient déjà sécurisé
le périmètre et avaient déjà commencé la fouille des soutes de tous les autobus
et autres recoins de cet immense espace public, cible toute désignée pour un
carnage en un bel après-midi de mai. Ce fut long. Nous avons eut le temps de
prendre un, deux, trois autres cafés et de ne plus dormir, même s’il fallait le
faire dans un oasis sur les berges de la Mer Morte. Nous sommes parties trois
heures plus tard, traversant mille checkpoints, mangeant le pain azyme une fois
à destination et assistant à la prière du soir des hommes en cercle dans la
cour. La paix, les étoiles qui perforaient le noir, les insectes et les oiseaux
qui s’harmonisaient à ce chant hébreux. Chema Israel. C’est la paix et de tout
cœur, de toute âme, j’étais avec le Plus Grand, comme seule la proximité avec
la mort peut nous en approcher. C’était la paix et de tout cœur, j’étais avec
ma mère, toutes deux souriantes, les yeux dans les yeux, heureuse d’être
ensemble dans cette exception, cet unique de nos vies. Aujourd’hui, je sais
qu’elle ne m’en voulait pas ou qu’au contraire elle m’en voulait terriblement
de la pousser dans ses retranchement, de l’amener aussi loin en elle et non
dans des lieux géographiques qu’elle n’aurait autrement pas fouler. La
Palestine, alors, ce n’était même pas ce qu’on en lisait outre-mer.
Sommet des Amériques. La une
du Eretz Israel montre un jeune avec une visière de hockey, un bâton et une
cannette de gaz lacrymogène qu’il repousse grâce à son instrument. Une
photographie remplie de fumée et de barrières de sécurité. Une photographie de
la côte d’Abraham, ma maison. Je suis à Jérusalem depuis plusieurs semaines et
la une est faite de mon quartier, de la violence qui le secoue. Ironie. Sinon,
le jour où je me décide à aller à Bethléem, il ne le faut pas. L’armée
israélienne bombarde et du lieu où j’écris, le cri strident des sirènes et des
obus s’entend. Je ne vois rien, il ne m’arrive rien et je peux continuer à
dessiner sur le papier. Je tremble pourtant, mes mains sont agitées et malgré
les lignes où je me suis abreuvée pour comprendre, je ne comprends rien. Je
suis face au conflit bien plus grand de la puissance et de l’impuissance que celui
de peuples qui s’entredéchirent depuis cinquante ans.
Voilà,
une quinzaine d’appels à la prière plus tard, je pense à ces jours qui devaient
ne pas me voir revenir et je suis revenue, repartie, revenue encore et repartie
toujours. Le savoir que l’on croit posséder sur des situations, sur des points
du globe n’existe pas. Pas que les situations soient elles aussi inexistantes,
mais bien parce que la représentation est nécessairement une distorsion, une
traduction qui ne parvient pas à dire l’essence de l’affaire. Écrire le monde
et se tribulations, dire les souffrances n’est pas d’un domaine atteignable. Le
langage reste limité, reste le compagnon de la réalité et jamais cette réalité.
La fusion en laisse plus d’un coi, l’alliance qu’il faudrait pour y arriver nous
mure dans le silence… et j’écris, en étant néanmoins convaincue que c’est un
cri qui ne dit pas les choses, ces insaisissables autant lorsqu’elles sont
matérielles que lorsqu’elles sont des reflets de ce qui nous animent. Pour me
détendre, je lis Judith Butler sur le pouvoir des mots, je lis Blanchot sur le
livre à venir et ils se rejoignent dans cette cruauté du verbe qui, s’il s’est
fait chair, ne vaut pas cher, n’est richesse que parce qu’il nous révèle notre
pauvreté, l’impossible possibilité de s’en faire propriétaire. À l’instant
précis où l’on croit le saisir, tel un oiseau-mouche, il est parti en ce
domaine cherché sans fin. L’Eldorado. Je me détends à cette littérature qui
n’est pas romanesque, oui, je me durcis puisque que ce tendre n’est pas aux
mots ou que précisément il dé-tend. D’ailleurs, si une phrase doit être une
flèche, que doit être le mot, qu’est le mot? Faut-il morceler cette phrase pour
saisir chacune de ces parties et découvrir le mot? Puisse-t-il que le centre de
ce bout de bois soit aussi arme, soit aussi essentiel que la dent qui fend le
cuir de l’animal, crève l’œil du chasseur, fait saigner, parfois, le lecteur?
Le mot central de la phrase participe-t-il plus assurément que sa fin ou son
début à cette mise à mort de nos illusions, à ce simultané assassinat de ce qui
est?
Les mots dits sur la révolution
de jasmin ne disent pas la révolution de jasmin. Les ouïs-dires sur la
situation actuelle à Tunis ne sont que ouïs-dires. Il n’y a pas de terrasses à
Tunis. La tension est palpable. Les salafistes sont partout. Il faut un plan B,
C, D en cas d’urgence, fuir à Casablanca, Marseille, Berlin. Il faut porter le
voile. La dérive totalitaire autant que la sécuritaire pulse le rythme de la
semaine. Les gens s’arrachent les cheveux. Les buchers s’allument au coin des
intersections. Les gens n’arrêtent plus aux feux rouges pour ne pas devenir la
cible des snippers. Les édifices sont tavelés, les visages sont cramoisis, la
terreur gronde. Oui, certains se sont immolés. Oui, des femmes subissent un
viol collectivement fomenté et mis en branle. Oui, les narcotrafiquants
éviscèrent leurs ennemis. Oui, une cocotte minute est une arme. Oui, un K-47
est une arme. Oui, les mots sont des armes et lorsqu’ils nous touchent de loin,
en plein dans la tête, les écoulements produits sont réels. Pourtant. Ce qui se
montre au jour, envers de nos peaux fragiles n’est pas mortel. Ce qui l’est
demeure la croyance crasse que ce l’est. Être connecté au monde, à la seconde,
nous éloigne du murmure fin qui s’élève en nous et convainc que c’est plus
grand, plus fort et que malgré les bombes, les K-47, les pénis, la vie veille,
la mort veille et toutes deux ne se maitrisent pas.
Il suffit de mettre ses pieds
dans les traces et les balafres aux rues d’une révolution qui, loin d’être
printanière dans sa durée, l’est au cœur de ce qu’elle inscrit. Les jasmins
pendus aux treilles, s’immisçant dans les intérieurs et faisant respirer la
légèreté inspire, oui, plus qu’il n’inspire et expire au soleil mourant orangé
sur les toits plats de cette grande cité blanche. Les jasmins perdurent, tout
comme l’odeur tenace de leurs fleurs et lentement il faudra tourner sur soi,
autour des autres, refaire le mouvement. Lancer des pavés, parce que nous
sommes tous Palestiniens, hurler : « dehors » et voir sortir cet
être dont les poches de veston ne peuvent contenir toute la richesse de la
perle du Maghreb, ça ne signifie pas la victoire. La révolution se fait sur le
temps long. Encore aujourd’hui, chacun est responsable qu’elle soit et qu’elle
donne ce qui sonne comme un rêve de demains, d’autres jours qui élèvent la voix
de tous épris, dépris, sans se méprendre de ce qu’il en coûte bien que la
majorité ait les poches vides et même pas de veston à agencer aux couleurs
sublimes de ces cieux si grands. Un rêve de demains qui ne chantent pas, non.
Un rêve fait de mains des femmes, aux yeux des jeunes en masse qui marchent et
s’assoient aux innombrables terrasses badigeonnées par des éclats argentés du
soleil qui s’éclate sur les tables entre les feuilles qui bruissent sous la
brise bénie. Le soleil africain frappe, mais là, il se dépose en gouttelettes
dorées qui rient avec le café, font des reflets prédisant l’avenir, si on sait
les lire. Il ne devait donc pas y avoir possibilité de se promener tranquille,
de s’attabler et siroter un café au lait sur une chaise semblable à celle qu’on
trouve sur les grands boulevards parisiens, d’avancer sans voile et sans reproche,
sans salafiste intervenant et réprimandant la conduite libérée. Il ne devait pas
être propice de rester en ces lieux pour trouver la paix et écrire sans censure.
Il ne devait pas être possible de prendre le train, se perdre et revenir dans
la nuit sans harcèlement, sans peur au ventre. Il devait y avoir des hordes de
garçons qui courent aux trousses pour me prendre ma bourse, mon sexe, mon
intranquilité. Les prophètes d’aujourd’hui se raréfient, les oracles et autres
liseurs de bonne, mais surtout de mauvaise aventure, n’ouvrent assurément pas
les bons animaux et ne s’attardent pas aux bons organes. Le temps est doux, la
tension n’est pas palpable, les barbelés tranchent les artères, certes, mais
c’est le meilleur moyen trouvé pour dissuader de manifester. Pas de loi
matraque, pas de bâillon qui coupe le souffle, qu’un signe manifeste qu’il y
eut en 2011 des tracas, des mouvements de foule difficilement freinables, pas
de non écrit en lettre de sang, pas de moyens démocratiques autres pour que
chacun reste chez soi ou en lui et taise le désir qui s’est muté en espoir que
le gouvernement fasse sans que ne soit oublié ce qu’il doit faire. Peut-être ne
le laisseront-ils pas faire puisque l’éducation est accessible et gratuite,
puisque le drame des chômeurs est d’être éduqué et de ne pas savoir ce que ce
savoir peut produire. Ils s’assoient donc aux terrasses et regardent passer les
filles. Les rares blanches sont des berbères ou des travailleuses étrangères :
italiennes, françaises, allemandes, américaines. La minorité est noire comme la
nuit et s’affuble des plus magnifiques boubous. Je me sens à ma place et dès
que ma bouche s’anime et émet cette langue aimée, ils écoutent, ils ne peuvent
plus utiliser leur passive agressivité, car souvent mots. Ils ne peuvent me
faire sentir hors propos, car, oui, ceci arrive. Madame ne sait pas stationner
sa voiture, madame ne sait pas remplir son sac d’épicerie, madame ne sait pas
qu’il faut se piétiner pour entrer dans le bus. Nenni, la madame a toujours sa
grande gueule et leur fait savoir qu’elle les trouve profondément mal élevés.
La madame va se ramasser une baffe un de ces jours, mais d’autres dames acquiescent
à ses prises de position, à son indécrottable indignation. Ça ne se déloge pas
en passant les douanes. Ô homme au teint succulent, aux sourcils adents, à la
bouche bien fleurie, tu me respectes tant que tu me caches, mais dès que mes
leggings te font voir les rebondissements de mon cul ou dès qu’il me faut
entrer dans ce foutu wagon, soudain, ça n’existe plus. Le discours et la
réalité. La carte et le territoire. Toujours deux entités séparées, bien que
l’une ne puisse aller sans l’autre. Savent-ils que la révolution est
incessamment demain, faite de mains blanches, brunes, noires, jeunes et
vielles, les mêmes mains qui lavent, cuisinent, reprisent, repassent et
caressent la tête des enfants et des amants ? Savent-ils que le plus fort
sentiment d’injustice et la plus cruelle envie d’y remédier pousse comme un de
ces arbres qui étend son ramages sur quatre rues d’abord au corps des femmes? Que
ce fait est en premier lieu un bourgeon qu’on arrose tant et tant que,
justement, il fera des fleurs et des fruits qui nourriront ceux et celles qui
en approchent leur bouche et qu’inconsciemment les noyaux de cette colère, peut-être,
germeront et feront qu’un autre Ben Ali s’envolera au soir de janvier en Arabie
Saoudite pour se réfugier, craignant ce peuple dont il croyait être tant aimé?
Hier, j’ai rencontré mon premier
révolutionnaire.
Il m’en fallait au moins un. Un jeune né en 1985 qui, oui, me
fait la cour, mais parce que je demeure convaincue que les hommes ne savent pas
parler aux femmes et que ça ne peut que glisser vers ce type de rapport. Il
sait bien que j’ai presque quarante ans, il se doute bien que qu’il ne m’en
passera pas, trop cynique devant le fait que tous les lieux musulmans du monde
deviennent exclusivement musulmans ou qu’il existe un musée du bonheur dans la
médina. « Non mais qu’est-ce qu’ils exposent? » Il est gentil, posé,
souriant, même s’il n’a rien à manger ou si peu. La révolution frappe dur sur l’appétit.
Il faut l’enfreindre. Les touristes ne sont pas là, ils n’achètent pas et
l’assiette reste vide. Évidemment, il me parle parce que je suis une touriste,
une femme seule de surcroit qui a le rire facile et la langue bien pendue.
Évidemment, il tente de me vendre son parfum en m’offrant le thé à la menthe et
je l’écoute et je le fais rire et je n’achète pas. Plus intéressée par lui ou
ce qu’il a à dire qu’à sa camelote. Nous nous promenons donc là où il passa
treize nuits et treize jours, où les dalles ont été arrachées, où les barbelés
protègent dorénavant les haies d’arbres et de fleurs, où les drapeaux tunisiens
trouent le ciel de taches rouges et blanches. Le sang des martyrs en rappel
constant dans cette bande de terre qui ouvre ses bras, dont un est couvert du Cap
bon pourtant cornu comme un satyre, des bras qui ont serré tant de convoitise.
Treize jours et treize nuits à prendre au corps ce rêve, prendre à la main son
téléphone pour retrouver ses pairs, pour documenter les troubles et les mettre
à la face du monde, créer une distance et espérons-le maintenant, prendre du
recul. Dans ma fatigue morale de travail, de deuil et de révolution avortée, je
lui parle du règlement P6, de notre printemps qui est resté un hiver malgré la
chaleur accablante qui alors enveloppait Montréal et Drummondville. Je sais que
ça n’a aucun sens, mais j’ose espérer qu’il entend que je le comprends.
D’ailleurs, je le félicite de cette ténacité, de ce goût de liberté, de cette
inspiration qui s’est révélée un souffle puissant sur le monde. Il respire la
fierté et c’en est une qui n’a pas besoin de slogan officiel. Elle aussi se
porte au corps, aux commissures des lèvres, au coin de l’œil qui brille encore
derrière les volutes bleues qu’il savoure et relance à la surface du globe.
L’odeur de diesel se mélange à celle de la chicha et du charbon qui fume à
proximité. Les voitures se faufilent intuitivement entre les passants. La place
Habib Bourguiba est derrière moi, mais pas la révolution. Pas de loi matraque, pas de bâillon qui coupe le souffle, qu’un signe manifeste qu’il y eut en 2011 des tracas, des mouvements de foule difficilement freinables, pas de non écrit en lettre de sang, pas de moyens démocratiques autres pour que chacun reste chez soi ou en lui et taise le désir qui s’est muté en espoir que le gouvernement fasse sans que ne soit oublié ce qu’il doit faire. Peut-être ne le laisseront-ils pas faire puisque l’éducation est accessible et gratuite, puisque le drame des chômeurs est d’être éduqué et de ne pas savoir ce que ce savoir peut produire. Ils s’assoient donc aux terrasses et regardent passer les filles. Les rares blanches sont des berbères ou des travailleuses étrangères, italiennes, françaises, américaines. La minorité est noire comme la nuit et s’affuble des plus magnifiques boubous. Je me sens à ma place et dès que ma bouche s’anime et émet cette langue aimée, ils écoutent, ils ne peuvent plus utiliser leur passive agressivité, car sans souvent mots. Ils ne peuvent me faire sentir hors propos, car, oui, ceci arrive. Madame ne sait pas stationner sa voiture, madame ne sait pas remplir son sac d’épicerie, madame ne sait pas qu’il faut se piétiner pour entrer dans le bus. Nenni, la madame a toujours sa grande gueule et leur fait savoir qu’elle les trouve profondément mal élevés. La madame va se ramasser une baffe un de ces jours, mais d’autres dames acquiescent à ses prises de position, à son indécrottable indignation. Ça ne se déloge pas en passant les douanes. Ô homme au teint succulent, aux sourcils adents, à la bouche bien fleurie, tu me respectes tant que tu me caches, mais dès que mes leggings te font voir les rebondissements de mon cul ou que dès qu’il me faut entrer dans ce foutu wagon, soudain, ça n’existe plus. Le discours et la réalité. La carte et le territoire. Toujours deux entités séparées, bien que l’une ne puisse aller sans l’autre. Savent-ils que la révolution est incessamment demain, faite de mains blanches, brunes, noires, jeunes et vielles, les mêmes mains qui lavent, cuisinent, reprisent, repassent et caressent la tête des enfants et des amants ?
Sur le chemin du retour vers La Marsa,
je suis assise près d’une jeune femme qui étudie l’anglais des affaires. Elle
est d’une beauté à faire frémir. Son voile est rouge et noir et le soleil qui
s’irise sur la fenêtre ne s’y arrête pas et l’éclaire merveilleusement. Un
tableau qui m’émeut. À la station La goulette-La neuve, plusieurs personnes
âgées s’introduisent et devant moi se trouve une femme dont les mains
m’envoûtent. Ce sont les mains de ma mère. Les larmes baignent mes yeux, mais
je vois clair et je voudrais que ses mains me touchent. Je ne vois plus le
soleil dehors qui disparaît tranquillement sur le grand lac de Tunis faisant
les mêmes éclats qu’à la surface des liquides au café. Je vois ces mains de douceur
et d’effort, dont les veines indiquent une certaine fatigue. Il se fait tard.
Cette femme porte un cardigan noir avec, posés en quelques endroits, des
bouquets bigarrés de fleurs et un collier de perle. À ses oreilles également
pendent des perles et son voile champagne, translucide, révèle la couleur
cendrée de ses épars cheveux. Elle doit avoir 70 ans, à moins qu’elle ait
grandi dans le désert et que sa peau ait été cuite par les rayons crus de cet
astre, si vorace ici. Puisque les dernières stations sont en rénovation, notre
train arrête à Carthage-Présidence et de là, un autobus doit nous mener à La Marsa.
Elle est inquiète, je le vois. Elle marmonne en regardant dehors, elle se
frotte les mains, peut-être pour s’apaiser ou se donner confiance. À la descente,
elle me parle. Je ne comprends pas, je lui réponds avec ma langue de
colonisatrice qu’il y a un autobus. Elle me parle encore et je comprends taxi. Naam.
D’accord. Elle m’empoigne le bras, sa main me touche. Pendant de courtes
minutes, comme tous les autres, nous tentons de héler une voiture jaune qui
n’arrête pas ou embarque encore en priorité de ces malotrus de 17 ans qui
connaissent les astuces. Je me
sens à New York à me faire damer le pion par un local qui va se placer quelques
mètres avant moi et profiter des indulgences du premier chauffeur qui daignera
s’arrêter. L’autobus arrive et je lui indique qu’ainsi nous allons à La Marsa.
Elle me prends le bras, me suit, je l’aide à monter les marches de cet engin
brinquebalant qui nous mènera des abords des terrasses de Sidi Bou Said
jusqu’au quai de gare de La Marsa-Plage. Je veille à ce qu’elle soit assise,
ayant vu plus tôt que les gamins ne daignent pas se lever pour céder leur siège
à une femme d’un certain âge. Côte à côte, en silence, nous allons vers notre
destination. Lorsque vient le temps de s’éjecter, elle me dit :
« merci », me caresse le visage et me donne une bénédiction que je ne
comprends pas. « Ça me fait plaisir, Allah’mdoulillah. » Les mains de
cette femme m’ont touché, la main droite de cette femme s’est mise doucement à
mon visage pour me dire ce que je ne comprends pas et que je comprends si bien.
Ma journée est faite.
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